Nìkos ENGONÒPOULOS



Au point du jour


ce qui en moi

émouvait

les gens

— et les émeut toujours —

c'est

ma ressemblance frappante

avec

Abraham Lincoln


si bien que le jour où l'on dressa ma statue de bronze

sur une place quelconque du Pirée

on vint déposer

à mes pieds

en silence

quelque chose

qui ressemblait

— je voyais mal du haut de mon socle —

à une dépouille

à un brasero

de cuivre

aux charbons ardents


j'ai attendu qu'il fasse bien nuit

puis m'approchant

pour voir

j'ai découvert

— quelle joie —

que ce n'était rien

d'autre que

les yeux noirs de la femme que j'aime

qui

brillaient

dans

les ténèbres






Jardins sous un soleil de feu


le corps blanc de cette femme

était illuminé

de l'intérieur

par une lumière si vive

qu'il

fallut

que je prenne la lampe

et

la pose

par terre

afin

que les ombres

de nos deux nobles corps

puissent

être projetées

au

mur

avec une solennité biblique


la lampe a brûlé sans cesse

— la source de pétrole était inépuisable —

toute la nuit

le jour suivant

la nuit d'après

par terre

sur un entassement

de somptueux

tapis

les plus beaux fruits

les fleurs les plus éclatantes

— où dominaient

les lauriers

blancs et roses —


une atmosphère — symbolique — de jaune et d'or






Picasso


À Pablo Picasso


Le torero vit à Elassòna désormais

sur la place dallée sous les platanes

le bistrotier va et vient et renouvelle sans cesse

le café dans sa tasse le tabac dans son narghilé

le temps que passent nostalgiques

les heures du jour

et que se rassemblent par milliers des oiseaux

dans le feuillage dense des platanes

annonçant le coucher du soleil


alors les conspirateurs un par un se glissent dans la ruelle

tandis que la nuit tombe en silence et les aide

à se rassembler sans être vus comme

les oiseaux

là où ils veulent

et de lourdes larmes coulent de leurs pauvres yeux


et la mère qui veut repousser les fascistes

dans la pièce obscure où chuchotent les conspirateurs

où les poivrons sèchent pendus au plafond

de ses mains noueuses ornées d'un chapelet

soulève le verre de la lampe et l'allume

puis les mains noueuses tachées de pétrole

s'essuient tranquillement dans le tablier


et dans son désir de repousser comme on l'a dit les assassins

la vieille prend la lampe sur la table

ouvre la fenêtre en hâte

et allonge au-dehors

— dans la nuit —

le faible bras qui tient la lampe


vieille mère ! lui crie-t-on

que fais-tu de la lampe ?

mais dans les champs d'Avila voyez

des ombres suspectes ont bougé l'arme sous le bras

et comme la lumière à la fenêtre

vue de loin semblait une étoile

peu à peu s'élevaient des échos de guitares


et les gitanes se sont mises à danser

avec leurs belles hanches et leurs amples robes flottaient multicolores

et de leurs chaudes lèvres peintes s'échappaient

tels des cris de douleur les mots de la chanson :

«je te dirai ma solitude en jouant la solea»


Et les majos se déchaînaient sur les guitares

et les ordures fascistes tiraient sur la foule

et ces femmes aux escarpins de soie

— à hauts talons —

sur les pavés piétinaient mon cœur


alors — de quoi perdre la tête —

une sorte de taureau à poil roux s'élança

soufflant du feu par les naseaux

garrot échine blessés par des banderilles


et ils frappaient de la tête en tous sens

éventrant

déchirant les chairs avec ses cornes

jetant haut dans les airs

ceux qu'il frappait

et autour de lui s'amassait une montagne

de cadavres de chevaux et d'hommes

dans des ruisseaux de sang


(garrot échine ORNÉS de banderilles)


et les filles aux beaux seins se sont allongées sur le dos par terre

et dans leurs beaux yeux des soleils

se couchaient

se levaient






Disons...


Des pêcheurs tiraient sur le rivage l'énorme monstre de la mer. Il se tordait sur le sable, son ventre blanc et mou tourné vers le soleil. L'air entier s'emplit d'une odeur de vase, qui s'aggravait tandis que désespérément la bête agitait ses larges pattes gluantes. On s'approcha pour étudier l'affreuse anatomie du monstre, et suivre sa lente agonie. Je voulus les rejoindre pour voir aussi, mais dans une foule pareille, impossible. Une femme vêtue de son seul chapeau, chargé de plumes énigmatiques, me chuchota d'un ton de tendresse légère : «Il est aveugle». Alors comme ça, il est aveugle ! Eh bien, puisqu'il est aveugle, qu'est-ce qu'il nous racontait, Seurat, sur l'auréole rouge autour des feuillages verts, dans les avenues parisiennes, quand les réverbères s'allument ? Quel est ce bruit de cris d'enfants que le tram nous empêche de clairement discerner ? Quels sont ces gants de velours rouge à vos mains ? N'ôtez pas vos chaussures, ma chère, attendez l'arrivée de la nuit. Et la nuit arriva. Oublié le monstre, les pêcheurs disparus, la foule dispersée. La lune était en fer-blanc, tirée dans le firmament par une ficelle. Tout doucement le rideau descendit.






L'ultime apparition de Judas Iscariote


La petite ville américaine d'Ayrton, au cœur de l'étendue sans fin des plaines, perdit la sérénité profonde qu'elle connaissait depuis l'époque, pas si ancienne d'ailleurs — vers 1867 — de sa fondation. Tous les jours à minuit, un homme étrange et sombre s'insinuait jusque dans les maisons les mieux barricadées, troublait le sommeil des dormeurs, inquiétait les consciences tranquilles, laissant dans les cœurs une mortelle amertume, et de son pipeau métallique, dont il jouait à la perfection, éveillait chez tous la plus intense et tyrannique, si indéfinissable fût-elle, des nostalgies. Au lever du jour, faut-il le préciser, nul ne se rappelait quoi que ce fût de l'affreux cauchemar. Mais toute la journée on eût dit les âmes accablées d'un grand poids. Un promeneur nocturne résolut la douloureuse énigme. Une nuit que ses pas incertains le menèrent, par le plus grand hasard, sur une colline hors de la ville, dominant celle-ci, il découvrit que la statue de bronze d'Abraham Lincoln érigée là-haut n'y était plus, laissant le socle de marbre désert et abandonné sous la lumière des projecteurs. Le «Président», cet Abraham Lincoln en bronze, était donc l'étrange et sombre visiteur. Le dénonciateur fut rétribué d'une somme en dollars. On l'interrogea, il s'appelait Judas. Son nom de famille, Iscariote.


(Le retour des oiseaux)






Le vocabulaire des fleurs


la poésie ou la gloire ?

la poésie

la bourse ou la vie ?

la vie

le Christ ou Barabbas ?

le Christ

Galatée ou une cabane ?

Galatée

la guerre ou la paix ?

la paix


Héro ou Léandre ?

Héro

la chair ou les os ?

la chair

la femme ou l'homme ?

le femme

le dessin ou la couleur ?

la couleur

l'amour ou l'indifférence ?

l'amour

la haine ou l'indifférence ?

la haine

la guerre ou la paix ?

la guerre


maintenant ou toujours ?

maintenant

lui ou un autre ?

lui

toi ou un autre ?

toi

alpha ou omega ?

alpha

le départ ou l'arrivée ?

le départ

la joie ou la tristesse ?

la joie

la tristesse ou l'ennui ?

la tristesse

l'homme ou le désir

le désir

la guerre ou la paix ?

la paix


aimer ou être aimé ?

aimer






Hymne à la gloire des femmes que nous aimons


Dans les peuples vraiment libres,

les femmes sont libres et adorées

Saint-Just


les femmes que nous aimons sont comme les grenades

elles viennent à nous

la nuit

quand il pleut

avec leurs seins qui abolissent la solitude

elles s'introduisent au fond de nos cheveux

qu'elles décorent

comme des larmes

comme des rivages de lumière

des grenades


les femmes que nous aimons sont des cygnes

leurs enclos

ne vivent que dans nos cœurs

leurs ailes

sont des ailes d'anges

leurs statues c'est notre corps

les belles rangées d'arbres ce sont elles

debout sur la pointe légère

de leurs pieds

elles s'approchent

et c'est comme le baiser

sur nos yeux

d'un cygne


les femmes que nous aimons sont des étangs

couverts de roseaux

nos lèvres enflammées sifflent

nos beaux oiseaux nagent dans leurs eaux

puis

quand ils s'envolent

les étangs

fiers comme ils sont —

les reflètent

et les saules sur leurs bords sont des lyres

dont la musique

noie l'amertume en nous

et elles qui font déborder notre être

de joie

de sérénité

les femmes que nous aimons

sont des étangs


les femmes que nous aimons sont comme des drapeaux

elles s'agitent aux souffles du désir

leurs longs cheveux

brillent

la nuit

elles tiennent dans leurs mains chaudes

notre vie

leurs ventres doux

sont la voûte céleste

elles sont nos portes

nos fenêtres

nos escadres

nos étoiles vivent continument près d'elles

leurs couleurs sont

les paroles de l'amour

leurs lèvres

sont le

soleil la lune

et leur étoffe est l'unique linceul qui nous convienne :

les femmes que nous aimons sont comme des drapeaux


les femmes que nous aimons sont des forêts

chacun de leurs arbres est un message de passion

tandis que dans ces forêts

nos pas

nous égarent

et c'est alors

précisément

que nous

nous retrouvons

et vivons

et tant que nous entendons de loin venir les pluies

et que le vent nous apporte

les musiques et les bruits

de la fête

ou les pipeaux du danger

rien ne peut plus — bien sûr — nous effrayer

les feuillages touffus à coup sûr

nous protégeant

puisque les femmes que nous aimons sont des forêts


les femmes que nous aimons sont comme des ports

(seul but

seule destination

de nos beaux navires)

leurs yeux

sont les brise-lames

leurs épaules le sémaphore

de la joie

leurs jambes

une rangée d'amphores sur les jetées

leurs pieds

nos phares

affectueux

— les nostalgiques les appellent Katerìna —

leurs vagues ce sont

les incomparables caresses

leurs Sirènes au lieu de nous leurrer

nous

montrent

— amicalement —

le chemin

vers les ports : les femmes que nous aimons


les femmes que nous aimons ont une essence divine

et quand nous les tenons

bien serrées dans nos bras

nous aussi nous devenons pareils aux dieux

debout droits comme des tours terribles

rien ne peut plus nous ébranler

leurs mains blanches

autour de nous

attrapent tout

et tous les peuples

et toutes les nations

viennent devant nous

se prosterner

immortel

est notre nom

car les femmes que nous aimons

nous transmettent

à nous aussi

leur

essence

divine






Poésie 1948


cette époque

du déchirement d'un peuple

n'est pas faite

pour la poésie

et ce genre de choses :

quand on s'apprête

à

écrire

c'est

comme si

on écrivait

sur l'autre face

d'un faire-part

de deuil


voilà pourquoi

mes poèmes

sont pleins d'amertume

(quoi de changé au fond ?)

et surtout

si

rares


(Eleusis)






La mémoire



...les croque-morts porteraient des gants
transparents, afin de rappeler aux amants le souvenir
des caresses.

Francis Picabia


Je dénoue sa chevelure, plonge les mains dans son opulence et mon rire s'en va résonner dans les montagnes, les vallées, les ravins, les cimes aux neiges éternelles. L'imploration de ses yeux blancs me déchire le cœur : une fois de plus il faut que je déracine les arbres, il faut que je laisse le ruisseau couler librement, il faut qu'à nouveau les belles filles brunes viennent asperger leurs seins au jet d'eau rose. Il faut, il faut, il faut...

J'écrase entre mes nobles paumes la grenade de la joie. J'ouvre la cage aux oiseaux, qu'ils volent dans la nuit librement.

De l'évier jaillit un ange.

Je lui souhaite la bienvenue, lui offre des timbres, des figues, des dépouilles de lions, des baisers.

Je suis sur le seuil de la villa. Je scrute l'horizon et me penche, m'efforçant de nettoyer du bout des doigts la pierre tombale, pour que la lune vienne s'y poser.

Soudain, un cri :

«Nikòlas Engonòpoulos, tu n'aurais pas dû !»

Tous alors nous nous asseyons, et pleurons à la table où sur la nappe rouge un compotier rappelle, avec ses fruits flétris, la vanité pour l'homme de toute attente, comme de tout espoir.


(Dans un grec luxuriant)






Histoire d'eau et de vent


...balançant le feston et l'ourlet...

CHARLES BAUDELAIRE


il souffle

un vent d'automne

qui balaie

sur les dalles de la cour

les feuilles mortes

tombées des arbres

les lettres déchirées

les haillons

les désirs

les espoirs

les rêves


d'autres fois le vent souffle

ouvrant des trous dans l'eau

d'où jaillissent

les larmes des poissons

les fleurs

les pains longs

les désirs

les espoirs

les rêves


d'autres fois encore le vent souffle

et dans des temps pas si anciens

allait se fourrer sous les longues jupes

des jolies femmes

et remontait jusqu'à

leurs charmes nobles

secrets


(Dans la vallée des roses)




*



Nìkos Engonòpoulos (1907-1985) n'est pas seulement le plus grand peintre surréaliste grec — et pratiquement le seul —, mais aussi l'un des deux grands poètes surréalistes de son pays, légèrement derrière Andrèas Embirìkos. Il a publié huit recueils : Ne parlez pas au conducteur (1938), Les clavecins du silence (1939), Bolivar (1944), Le retour des oiseaux (1946), Eleusis (1948), L'Atlantique (1954), Dans un grec luxuriant (1957), Dans la vallée des roses (1978). Surréaliste plus orthodoxe qu'Embirìkos sans doute, plus provocateur encore si c'est possible, il mêle dans sa poésie visions intemporelles et allusions précises à l'histoire contemporaine dramatique de son pays. Son œuvre la plus connue, Bolivar, est un hymne au pouvoir révolutionnaire de la poésie. La sienne est amoureuse, lyrique, échevelée, souvent tragique, sans pour autant dédaigner l'humour.

Je l'avais traduit naguère pour l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine en Poésie/Gallimard ; voilà que je retrouve dans un dossier quelques autres poèmes, traduits vers 2002 je crois, et restés au brouillon. Voici donc un portrait-express d'Engonòpoulos en dix poèmes, prélude à l'édition plus étendue qu'il mérite — au Miel des anges ?


Nìkos Engonòpoulos
Nìkos Engonòpoulos

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