Jenny MASTORÀKI



PRÉSENTATION BRÉVISSIME

DU LIEU

DE TANT D'ACTIONS TERRIBLES


Que tout d'abord coule un air lourd, qui soit rouge de batailles sans fin.


Et des fumées venues de cimes où luisent des ruines anciennes, figurant des triomphes et des meurtres.


Ombre dans la chênaie, pour égarer les rois braconniers des nuits, ou de blêmes chefs de rebelles tirant des armes blanches.


Le chasseur, lui, toujours seul, fuyant ses poursuivants.






LES SOUFFRANCES DE L'AMOUR


Les eaux partout, comme en ces paysages flamands où ni lumière ni poisson ne passe, et des entrailles de la terre sortent cris, chants de guerre d'assiégeants, fissures, blessures du moyen-âge, faces de barbares plaquées d'or et cela fait mal.


Le luth en travers de la poitrine, et le clou dans l'œil, de part en part, bravoure des hommes, noblesse de la fille, et autour d'eux des hordes se déchaînent.


Un beau tableau, bien vert, que j'appellerai les souffrances de l'amour.






LES CELLIERS


Les maisons d'autrefois étaient creuses en dessous, et ces espaces avaient le nom de celliers. On y gardait de tout : vieux vêtements, chaussures, bijoux d'or et beaux objets de verre, albums et robes de mariée bien raides, restes de meubles aux noms difficiles, et, souvent, les êtres qu'on aimait le plus. Ceux-là on les embrassait, les serrant très fort, puis on les enfermait pour murer aussitôt les portes, de peur qu'ils ne s'enfuient.


Et comme il n'y avait pas d'issue, les murs épais tenant bon, les amours des anciens duraient, et tous les croyaient immortelles.






LES VÊTEMENTS


Les pièces à conviction restaient toujours dans le jardin de l'assassin, déchirées d'un couteau infaillible, comme un trousseau noyé dans les marais, éparpillé sans y penser par un fuyard. Pélerines, soies et percales, éclatantes comme il seyait alors, linge tiède imbibé d'odeurs et de bruits, boléros blancs, couvre-gorge à festons troués par le poignard, et ces vêtements fragiles appelés camisoles jadis.


Morts pleines de songe, innocent leur auteur. Et sa blessure aveugle, comme une fenêtre qu'on ne forçait que la nuit.






LES PLONGEURS


Les «rien que pour te voir, mon cher», les chuchotis, exorcismes passés par des temps difficiles, les pas silencieux, les poèmes, tentatives d'auteurs depuis tant d'années ignorés,


tu dois tout extraire, sans rien briser, des profondeurs, des ténèbres, du silence des métropoles en ruines, de la ville prise d'assaut, de la catastrophe et du glaive de feu : de même qu'un plongeur lourd de trophées sur le fond vierge, ou des gentilshommes frappant la belle à coups d'épée, et le meilleur d'entre eux lui tranche la tête.


Afin qu'au retour tu viennes tout dire : paroles d'anciennes et illustres idylles, traces de mise à mort splendides, les «je t'embrasse», ah comme je t'embrasse, la morsure couverte d'or, enfin, par le temps.




FORMULE MAGIQUE POUR SE PROTÉGER

DES MORSURES DE SERPENT,

DE L'ENNEMI MÉCHANT

ET DES PLAIES REFERMÉES


Cinq et les vêpres noires, trois viens par là l'évêque, huit petit fil de cuivre et dix la jument rouge, avec le vent contraire l'eau est en colère, six furies dans le puits et le passeur manchot, arpentant le cachot onze dames fraîches, treize le capitaine et le saint contremaître, un le schooner pourri voici le fils de l'ogre et tous ils vont mourir.






RECONSTITUTION D'UNE RARE COUTUME :

COULEURS FORTES ET FORMES FIGÉES,

COMME AU FOND D'UNE EAU QUI DORT


...puis on les brisait avec soin, aux dimensions des anges, on les montrait sur les remparts et les aires où venaient des foules initiatiques leur adresser des mots doux et des cris. Puis après tant d'hosannas, d'adorations, d'agenouillés, l'on vit enfin, recouvrant les coupoles, membres déboîtés, fractures profondes, postures où se lisait une souffrance intense, mais aussi ailes magnifiques, feux follets (redoutés des anciens), roues humaines lisant l'avenir — têtes à huit pattes, fines comme aiguilles — et bien d'autres merveilles, douloureuses, admirables.


Car ces jours-là, dit-on, sortant leurs ciseaux, les hérauts lançaient leurs clameurs.






LE TRÈS ANCIEN MÉTIER DE COLPORTEUR


En ce temps-là, dans les foires en plein air, il arrivait des merveilles en pagaille. Les brûlés jaillis des précipices apportaient de troubles flacons, de mystérieux et mortels mélanges, des dents ou des chaînettes perdues par des imprudentes en sautant dans l'abîme, des montres décorées de scènes coutumières : femmes en vêtements pâles, maniaques, possédés.


Mais ils disaient aussi des hymnes mélodieux, dans une langue austère, à peine lisible, comme un texte abîmé à jamais qui à tout moment, près de chanter, retombe. Comme l'appel d'un chien ailé, dans l'impasse d'un matin, levant sa gueule béante et le sang coule.






LISTE DES SOLDATS TOMBÉS,

ALLONGÉE PAR UN GUÉRISSEUR


La lueur, ô l'éclatante lueur des blessures, une foule avec des flambeaux, les vibrations des fraîches fissures, les reculs en désordre, et çà et là le cuivre et la limaille de fer. Pourtant, sur quelques corps très rares, tout rongés, oscillait le visage, ombrageant le vêtement vide — grand mystère, indépendant des grades militaires ou du rang social.


Les couronnés, dans les hauteurs encore après le choc, semblaient flotter, totalement nus, et comment désormais discerner prince légitime, usurpateur, tyran, héritier du trône ? Car la mort ne les avait point frappés à cheval, ni dans un rude assaut sur les remparts ; on les avait pris dans un jardin perdu, avec des nœuds coulants.


Et c'est ainsi qu'arrachés à l'étreinte où ils s'oubliaient, menés devant l'enfant vicieuse, ils sont jugés.


(Histoires des profondeurs)






ET IL N'ENTENDAIT PAS


C'était l'amant des revenants, des voyageurs, de tous ceux partis avant l'heure, qu'elle appelait,


dans les ténèbres qu'il parcourt solitaire, dans les lieux déserts qu'il parcourait, beau et consumé par le temps, traînant sa tristesse, fille pâle.


Elle lui parle doucement, il n'entendait pas, où marches-tu, murmurait-elle, et ne l'atteint pas, il cherche la fraîcheur dans les ravines, dans l'épineux, dans une couche creusée de part en part, et dans les draps d'un paradis, elle murmurait, tu étais si bon et tu n'entends rien, ne t'afflige pas, c'était un rêve et il passe, ne t'effraie pas,


toi qui marches la nuit dans des sommeils étrangers.






AH, QUELLE NUIT CE FUT...


Et elle dit, je voulais seulement mourir, comment s'est-il fait que tout revienne, de cercle en cercle les écumes dans l'eau, de cercle en cercle les vies des étrangers, en des âges bizarres ils retrouvaient —


au point sauvage des visions l'abysse, et dans l'air immobile qui vidait, ô armadas du désert, ô les ailes, et le chagrin léchant les corps usés.


Les villes, clair d'étoiles en lambeaux, soufflent, leur crête rouge dans la brume, vies des étrangers, à une heure du matin parvenant avec le train des tempêtes —


et moi qui voulais seulement, moi



*



Téméraire, comme il convenait, tiédie par la cohue du sang, tombée ainsi, avant d'être jugée, elle a disparu


sur la vague amère, loin au large.


Aérienne, tel un passage de caravanes, de troupes folles, remède qui lentement irrigue, vêtement lent, d'ombres, qui lui convenait,


quarante brasses, elle s'éparpille au large, comme une vision fleurit en terre étrangère, telle une bête chagrine elle s'éparpillait, sur la vague, l'eau qui lèche, et dans les lieux sans aube, où jamais le coq ne chante, sur un versant noir


sa main perd ses feuilles.



*



Le lieu a changé ce n'est plus, ce n'est plus le matin, le vent du nord quand ils s'en vont, ceux qui dans l'empêchement seulement et la nuit.


Une forêt se ferme à clé, piège obscur, quel obscur frisson, dans les ornières, marques d'un jeune voyageur autrefois,


damas effiloché, fil d'argent, un bruissement plus loin achève ses riches vêtements.


Et comme la trajectoire d'un brillant meurtrier, qui aveugle, derrière les arbres peu à peu se couche l'ombre qui planait là-haut, lune déchirant follement —


lune folle



*



Viendront des temps de plaintes, de magie, l'infidèle à nouveau dans des bras meurtriers, et la verdure, à nouveau, rongeant les fissures basses des murs, les robes, armes qui emportèrent les vies d'hommes valeureux,


et dans les noms des étoiles qui luisaient, ni le mot lucifer, ni hélas —


Et tu te tairas mieux, pour m'entendre, voix d'un inconnu dans les ténèbres, le ah du vengeur qui rend les armes, le quand donc,


l'obstination du messager, qui au retour dans des lieux creux dangereux, a scellé sa bouche et attend.



*



Toujours de nuit voyagent les grands Salut, les Adieu, heureux les morts qui veillent, naviguent autour des cimes, des pointes d'éclairs, des taillis d'un insondable délire du sommeil,


et comme le lion, jamais rassasié, dans l'étroit passage, ce petit nuage les marque, allumant leur tranchant, leur stature, brune, le regard qui fut —


Ils regrettent, on dirait, la fuite si fraîche, la douleur des parfums en lieu clos, l'humble bord de mer,


quittant le terrible repaire du sommeil, le peu des rêves.


(Couronnés de lumière)


*


Les deux premiers recueils de Jenny Mastoràki, née en 1949, étaient encore à peu près ancrés dans leur époque, celle où apparurent les poètes dits de la «génération de 70» ; les deux livres suivants semblent suspendus hors du temps, sans ascendance ni cousinage directs.

1983 : Histoires des profondeurs... Fragments d'histoires plutôt, ou de visions, telles les images d'un livre ancien, déchirées, mélangées : souterrains, marais, feux, formules magiques, merveilles et meurtres, nous voilà plongés dans un monde fantastique sans âge et les eaux noires de l'inconscient. Chose étrange, les passions et les douleurs les plus sauvages, qui hantent ces rêves éveillés, sont exprimées avec une légèreté allègre, une impalpable cocasserie ; ces récits cruels sont en même temps nimbés d'innocence. La poétesse en est la première étonnée : son rôle, dit-elle, se borne à donner forme au jaillissement de ces images issues des profondeurs.

1989 : Couronnés de lumière creuse encore plus profond. Les visions se font plus brèves encore, plus fulgurantes, énigmatiques, tandis que la syntaxe se défait. Difficile d'aller plus loin...

Vingt-cinq ans ont passé. Mastoràki n'a pas publié d'autre recueil. Elle traduit sans cesse, de trois langues : allemand, italien, anglais. Les admirateurs de sa poésie espèrent toujours, patiemment.



Jenny Mastoràki
Jenny Mastoràki

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