Ànna Grìva



Le petit vent nourrissant


Je garde toutes mes dents de lait enveloppées dans un papier ; le papier dans un cygne en verre, le cygne dans l'armoire, que je n'ouvre guère. Je me dis parfois : À quoi bon garder ces dents ? Je ferais mieux de les jeter. Mais je remets à plus tard.

De temps en temps je rêve que mes dents tombent. Mon amie Sofìa dit que les dents qui tombent en rêve signifient la mort. La mienne ou celle d'un autre. Elle me le dit pour me mettre à l'épreuve, pour voir si je crois ne serait-ce qu'un peu à la sorcellerie. Mais je ne lui fais pas ce plaisir ; je ne réagis pas du tout. Je lui dis que je connais la cause du rêve : manger m'ennuie et j'aimerais mieux qu'on vive sans dents, sans nourriture, qu'on ouvre la bouche et respire et qu'on soit ainsi rassasié. Par un petit vent nourrissant et des vitamines de nuages.

Enfant, j'estimais que rien n'est plus ennuyeux que manger. D'autres enviaient les astronautes à cause de leurs voyages, et moi pour les pilules qu'ils avalaient en guise de nourriture. J'étais restée plusieurs années bloquée à trente kilos, les médecins s'inquiétaient pour ma croissance et mon cerveau, les enfants à l'école m'appelaient «le squelette» et à la maison tous me poursuivaient, une cuiller à la main, me suppliant d'accepter une bouchée. Ma grand-mère mettait de l'huile dans tous les plats, beaucoup d'huile, nous nagions tous dans l'huile. De telle sorte, croyait-elle, qu'un seul coup de fourchette suffirait pour nourrir la journée. Moi, évidemment, je trouvais tout cela ridicule. J'avais entendu dire que certaines personnes vivaient sans nourriture. Un camarade de classe me parla un jour d'un Hindou qui avait dormi dix ans — sans manger, sans boire — et s'était réveillé frais comme l'œil. Mais n'étant pas sûre que les Hindous disent la vérité, je préférais une histoire que j'avais entendue, sur un ascète qui vivait dans les montagnes il y a des siècles. Il ne mangeait que des insectes, des herbes et des racines, mais il avait vécu cent ans. J'imaginais toutes ces ailes d'insectes tournoyant dans son estomac, puis se déchaînant et le soulevant jusqu'aux cieux. Tout le monde pensait sans doute qu'il volait sans ailes, mais il devait avoir des milliers d'ailes cachées en lui et voyageait dans le monde entier. Dès l'instant où cette image s'imprima en moi, je me mis à manger davantage, mes cheveux gagnèrent peu à peu en force, ma peau devint plus rose et je devins légèrement moins maigre. Chez moi les cuillers folles ne me poursuivaient plus.

Aujourd'hui encore, parfois, divers parents me rappellent, comme on le fait d'une histoire ancienne qui finit bien, les bouchées huileuses de la grand-mère qui m'avaient tirée selon eux de ce jeûne étrange. Je les laisse le croire. Et s'étonner ensuite de ces insectes que j'élève — mouches, libellules, scarabées, tout ce que le vent apporte avec soin chez moi. Mes dieux et mes déesses. Ils m'ont naguère donné la vie et ces quarante-cinq kilos qui me font tenir à présent sur mes jambes. Pour observer sans bruit le monde et tortiller ses fils.






En train


Il y avait dans cette nuit-là un élixir, il coulait goutte à goutte sur mon visage et je devenais immortelle. J'avais remonté mes cheveux bien haut pour que les anges voient mon cou. Je brûlais d'arriver quelque part, je rêvais de steppes infinies, de Transsibérien, de guerriers mongols, de marins Vikings, de jetées, de créneaux, de boussoles et d'astrolabes. La veille j'avais eu seize ans et m'étais enfuie de chez moi après une grosse dispute avec mon père. J'étais tellement furieuse qu'ils pouvaient bien me chercher partout, ou mourir d'angoisse, je m'en fichais complètement. Majeure et munie d'un passeport, je serais partie en avion. Là, je n'avais qu'une solution : le train. Un ami m'avait dit que dans le train parfois on ne se rend pas compte de l'âge des jeunes et qu'on les laisse passer les frontières, puis traverser les continents et les fleuves.

Le train arrivant à quai, j'embarquai au plus vite. À côté de moi s'assit une femme entre deux âges, vêtue chaudement pour la saison. Elle me salua et ferma aussitôt les yeux, comme pour dormir. Elle avait le souffle court, quelque chose l'empêchait, semblait-il, de respirer normalement. Finalement je décidai de lui demander si elle se sentait bien, car elle était blême. Je la secouai un peu, elle ouvrit les yeux. «Ça va, madame ?» Elle fit non de la tête, ça n'allait pas, puis elle déboutonna son manteau et me montra son chemisier ensanglanté. Elle souleva sa blouse et je vis son ventre et le sang qui continuait de couler d'une blessure cachée. Elle me fit signe de me taire et, me tenant un instant par le cou, me demanda de rester près d'elle. Mais moi, sans l'écouter, je me levai pour demander de l'aide. Je sortais du compartiment quand une main me serra le bras et m'entraîna vers la voiture du mécanicien. C'était le contrôleur qui venait de consulter mon billet. «Tu es la fille que recherche la police.» Je voulais lui parler de la femme, mais il m'avait déjà remise comme un paquet suspect au mécanicien, qui m'enferma pour éviter que je m'échappe. Il m'informa qu'à la prochaine gare je serais livrée à la police et que mes parents viendraient me chercher. Moi, tout cela me laissait indifférente ; je ne pensais qu'à la femme. En quittant le compartiment, je pensais devoir appeler à l'aide, sans tenir compte de sa demande. Mais là, que m'arrivait-il ? Me sentant comme une bête prise au piège, je ne voulais pas qu'elle subisse le même sort. Si elle voulait que je me taise, elle devait avoir une bonne raison. Qui donc la poursuivait ? Pourquoi désirait-elle sa liberté quoi qu'il en coûte ? Cette femme laissait sûrement derrière elle une servitude, ou je ne sais quel malheur, et dans ces cas-là une blessure ne peut ni nous arrêter, ni nous tuer. Après tout, sa blessure n'était peut-être pas si grave, puisqu'elle avait décidé de voyager. Donc, je ne dis rien.

À l'aube, après bien des détours et des transferts, mes parents vinrent me chercher au commissariat du coin. Le commissaire, qui tombait de sommeil, posa quelques questions pour la forme et nous laissa partir, en me conseillant de ne pas recommencer mes folies. Une fois chez nous, mon père claqua sur lui la porte de son bureau pour montrer qu'il était toujours en colère. Ma mère, sans rien me demander, m'ôta ma veste et me dit de prendre un bain. Elle me regarda de plus près. «Tu as du sang sur les cheveux. Où es-tu blessée ?» demanda-t-elle en palpant mon cou. «Tu en as là aussi.» «Ce n'est pas mon sang», répondis-je, et je m'enfermai vite fait dans la salle de bains.

Dans la baignoire je rinçai le rouge à l'eau glacée et le vis couler jusqu'à mes pieds, puis disparaître. J'avais l'impression de perdre, en même temps que ce sang étranger, quelque chose d'autre, que je ne pouvais pas m'expliquer.

Les jours suivants j'allai à la gare plusieurs fois pour demander si l'on avait entendu parler d'une voyageuse grièvement blessée. On ne savait rien. «Mais c'est quoi pour toi, cette femme, demandait-on. Ta mère ? Ta sœur ? Une parente ? Pourquoi tu la cherches ?» «Elle m'est inconnue, je ne sais même pas son nom», répondais-je toujours. Comment les convaincre que cette femme existait et que je me souciais d'elle, peut-être, parce que j'avais touché à son sang ? J'avais une plaie au cou, et si un peu de sang était entré en moi, d'une certaine façon nous étions unies par le corps. Et si elle était morte, d'une certaine façon quelque chose était mort en moi aussi. Comment leur parler de ce sentier obscur que je voyais pour la première fois se dérouler devant moi, et de la mort, ce liquide chaud qui nous colle à la peau sans bruit ? Plus on s'efforce de s'en laver, plus il nous enveloppe, comme un philtre magique qui bouillonne entre nos mains. «Petite, on n'a trouvé aucune femme blessée, oublie ces histoires», me dit pour finir un employé qui m'avait assez vue. Quittant la gare, je m'effondrai sur un banc, exténuée. Je fermai les yeux et imaginai que cette femme n'avait pas existé, que son sang ne m'avait pas touchée ; je poursuivis ma route et parvins aux sentiers des contes, aux trésors des Aztèques, aux fleurs magiques des cimes, aux voix des chamanes, aux cavalières sauvages du Nord qui nous prenant sur leur cheval, nous emmènent là où le soleil se lève, et l'on ne meurt jamais.






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Ànna Grìva, née en 1985, a fait des études littéraires à Athènes puis à Rome. Elle a publié un recueil de nouvelles, cinq de poésie et plusieurs traductions de l'italien. On peut lire dans MADE IN GREECE des poèmes d'elle tirés de Démons, publié en 2020. Les deux nouvelles ici présentes sont tirées de Les animaux dieux (2021). La première d'entre elles figure dans l'anthologie Elles sont neuf ! parue en 2022 au Miel des anges.



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