SECONDAIRE...


Je travaille dans l'enseignement secondaire, c'est tout dire : j'arrive en second. Après la fête. Pour la plupart de nos chers petits, c'est à l'école primaire que ça se joue. Voilà pourquoi je suis tant jaloux des maîtresses, des maîtres et de leur fabuleux pouvoir.

Pourquoi ne suis-je pas devenu instit ? Pour des raisons peu reluisantes : la vanité, l'appât du gain. Par une étrange aberration, ce métier essentiel entre tous a toujours été, partout, scandaleusement sous-estimé et sous-payé. Mais surtout, une telle responsabilité m'intimide. Je ne me sens pas capable.

Sans vouloir blesser personne, enseigner en fac, c'est plutôt fastoche. La seule vraie difficulté : décrocher un poste. Il faut se faire bien voir de ceux qui décident, suer sur les centaines de pages d'une thèse que nul ne lira jamais, s'armer de patience ; une fois dans la place, l'heureux élu n'a plus qu'à continuer sur sa lancée, qu'à enrichir un peu son bagage d'étudiant sérieux, son savoir, ses méthodes, son langage. On lui demande seulement de reproduire le discours entendu au cours de ses études. Les adultes qui l'écoutent parlent à peu près sa langue. Il n'a même guère besoin de se surpasser : s'il merdouille, la seule sanction sera la fuite des auditeurs, et moins de copies à corriger.

Dans le secondaire, tout s'avère un peu plus délicat, mais la tâche n'excède que rarement les forces humaines. Alors que dans le primaire...

L'instituteur s'adresse à des êtres profondément différents. Il doit continuellement traduire ses pensées dans un langage autre, au vocabulaire très limité. Il est confronté à la plus compliquée des tâches : être simple. Son travail consiste à dire des choses complexes de façon simple — au rebours de certains profs de fac.

On objectera que le professeur des écoles — c'est l'expression pédagogiquement correcte — a au moins un avantage sur l'universitaire : l'esprit critique de son public étant moins développé, son ascendant sur ses troupes a de bonnes chances d'être plus grand. C'est vrai, j'ai apprécié, voire admiré certains de mes profs de classe prépa, puis de Paris VII et même de la Sorbonne ; mais je voyais en eux des personnes de même nature que moi, aux aptitudes simplement développées avec l'âge, et fort humainement pourvues de certains défauts. Alors que mes maîtresses ! Elles sont restées pour moi des êtres supérieurs. Des demi-déesses. Je me console d'avoir manqué les cours du renommé M. Truc ou de la remarquable Mme Machin dans telle ou telle fac parisienne ; mais je porte toujours le deuil des leçons de la terrible Mme Bouillot, qui préparait si rudement mais si rondement à l'examen d'entrée en sixième, et qui au dernier moment nous fit faux bond. Je donnerais les cours de Barthes et Foucault réunis pour l'année de CM2 que je n'ai pu faire avec elle.

Je me demande ce que je penserais de ces dames si maintenant je retournais dans leurs classes ; s'il m'était donné de passer ne serait-ce qu'une heure chez Mme Clocheau par exemple, caché dans un coin de la salle que je vois aujourd'hui encore depuis ma fenêtre, derrière le square Carrier-Belleuse — mais où me mettrais-je ? Nous étions quarante-cinq baby-boomers en 7e cette année-là, dans la petite salle pleine à craquer. Comment aurais-je fait pour les tenir, moi, à sa place, les quarante-cinq chenapans ?

L'essentiel de mon admiration survivrait, je le crois. Elle n'est pas seulement due aux vertus embellissantes du souvenir. La preuve : j'ai éprouvé un peu le même sentiment à nouveau, vers 1990, quand l'un de mes fils fit son CM1 à Vincennes dans la classe d'un certain M. Hirsch. Cette année-là le fiston fut heureux à l'école ; il travailla sur des chansons de Gainsbourg, étudia la peinture de Sonia Delaunay, construisit une maquette des bâtiments scolaires qu'on s'apprêtait à démolir en partie pour installer un parking, et le soir au dîner il apprit des choses à ses frère, sœur et parents. Plus tard j'ai retrouvé Gilbert Hirsch, je suis allé le voir chez lui, dans sa maison de Neuilly-Plaisance, pour l'interroger, tâcher de lui chiper un ou deux secrets. C'est à cause de lui aussi qu'à chaque rencontre avec un instituteur un même respect me saisit. Face à la moindre maîtresse débutante, c'est moi, le vieux prof, le plus intimidé ; je dois me retenir pour ne pas m'incliner humblement.

On raconte qu'autrefois, dans les villages, un seul maître prenait en charge tous les enfants, du plus petit au plus grand, faisant travailler chacun à son niveau. Ce sont là, je pense, des vantardises d'anciens ; ils veulent nous impressionner, nous les modernes, nous encore moins capables qu'eux d'accomplir pareille tâche, inconcevable, surhumaine !



10ème, 1953-54.
Mme Clocheau.


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