TRENTE ANS APRÈS


L'un de mes rêves autrefois : être invité à dîner tous les soirs chez un élève différent. Je ferais la connaissance des parents, des frères et sœurs. J'apprendrais sur mon élève et sur la vie en général une masse de choses, de quoi écrire des dizaines de romans. Et je terminerais l'année crevé, l'estomac ruiné.

Si je tiens encore le coup, c'est que les inviteurs sont rares. Je me souviens surtout d'Aurore, qui m'offrit une pomme à la fin du dernier cours, qui déplora en pleine classe que je ne puisse lui servir de père en épousant sa mère (Vous êtes, dit-elle, trop vieux pour maman...), et qui me fit l'honneur suprême de me convier à la soirée de ses dix-huit ans, seul adulte au milieu de ses copains.

Fred, elle, attendit un peu : invité à la soirée de ses vingt-huit ans, j'eus le bonheur de retrouver sept ou huit anciens, la plupart issus de la fameuse TL de 91, aussi charmants qu'avant, plus encore peut-être ; spontanément ils me tutoyèrent, m'élevant à une dignité supérieure.

L'affection d'une classe a son revers : l'heureux prof devient la proie d'une tentation utopique : descendre du piédestal solitaire, sauter la barrière, rejoindre la douce chaleur du groupe. En 91, justement, tout au long de l'année, voyant mes chers TL me quitter, souriants, sereins, pour aller en cours de philo, j'étais pris de mélancolie. J'aurais voulu me glisser parmi eux, assister au cours de Katia dont certains parlaient les yeux brillants, remonter les années, renouer avec la philosophie, me replonger dans ses eaux lustrales. Je n'ai jamais osé. Je nous ai seulement imaginés, mes potaches et moi, cogitant côte à côte, soudés comme une mêlée de rugby, poussant tous en chœur, accouchant d'une pensée imprévue et vive comme un ballon ovale.

Je rêvais de les voir penser tout haut, de suivre la pensée en train de se déplier, de prendre son envol — celle de Laure surtout, la meilleure de la classe. Laure et ses deux copines formaient un petit groupe d'inséparables, qui travaillaient, participaient gentiment, laissaient deviner une riche vie intérieure (l'une d'elles trimballait des partitions de piano, ce dont je fus bluffé). Mais le trio gardait ses distances. Pas la moindre réaction personnelle. Des devoirs invariablement sérieux, impeccables et chiants. Leurs sourires finement teintés d'ironie semblaient dire, Cause toujours vieux lapin, on ne te racontera rien. J'aurais donné cher pour entendre un bout de leurs conciliabules, qui semblaient tant les amuser. L'automne suivant le bac, j'invitai la classe à la grande fête que je donnai chez moi ; les autres, Fred et compagnie, vinrent presque tous ; les trois grâces nous snobèrent.

J'étais exclu de façon infime, et en même temps totale. Un peu comme vingt-cinq ans plus tôt, en 71-72, dans une autre terminale de légende, lorsque Carole et Dominique échangeaient à l'avant-dernier rang, vaguement hilares, des remarques dont je sentais bien être l'objet.

Oui, mais cette fois-là...

Cette fois-là un miracle a eu lieu, plus de trente ans après. Vertu cardinale du prof : la patience. Dominique n'est plus de ce monde, mais Carole a ressurgi en mai 2004, m'ayant retrouvé grâce à volkovitch.com, pour me raconter ce qu'elles se chuchotaient jadis. Dans son élan elle m'a avoué — je m'en doutais — qu'elle était l'auteur des billets doux de mon casier, étant alors amoureuse de moi pour de vrai. Ça, jamais je n'aurais osé le croire.

Trois décennies plus tard elle aura été plus heureuse. Et moi donc.


En ce temps là, elle parlait...
Carole 1972.
                     ...anglais moins bien que lui...
Michel 1972.



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