Dimìtris DIMITRIÀDIS

CATALOGUE 12

L'ACCUEIL DE L'AZUR



Que tout reste en arrière

et qu'avance la proue pleine de sel

avec son chargement de toile

vers l'accès à la mer qui ouvert attend

sur l'autre rive afin que s'y achève ce qui

a commencé ici dans l'autre hémicycle

On ne peut imaginer plus belle fin il y aura tout

ce qu'elle avait reçu au début

une qualité supraterrestre qu'elle n'a jamais perdue

Le bateau léger voyagera tout droit

sans que l'aveuglent les lames du reflet qu'il soulève

le soleil labourant la mer fendra une céleste

mer un firmament liquide tirant comme attaché

avec en face la flore bruissante qui le tire

pour qu'il s'amarre aux eaux où se réfractent

ses racines Ô oui que tout reste en arrière et que

coure le bateau léger plus léger que

son chargement de paille plus léger que le duvet

dont les sourires sont veloutés Un bateau

invisible comme les souffles qui rient et qui

s'embrassent Rien que pour cela tu as semble-t-il

vécu ta vie et de ta vie entière cela seul

semble-t-il n'est pas resté en arrière même s'il y en a

tant derrière et cependant devant toujours comme si

n'avait jamais eu lieu cet accès à la mer toujours là-bas

en face à chaque fois pour la première fois la proue rongée

par le sel court et plonge pour atteindre les vertes

courbes sur la rive balancée rien que pour cela semble-t-

il et rien d'autre pour cela qui est toujours

en face et tout le reste derrière Le paysage

familier se forme seul en cet instant-là il s'ouvre

ouvert par le bateau se donnant au bateau

pour l'enfermer en lui l'accompagner dans l'ouverture

Le voyage matinal

Jamais voix n'ont retenti

plus douces Jamais la peau n'a connu pareille douceur

qu'en cette heure-ci L'acquisition d'une âme Depuis les sandales

jusqu'au coin des yeux Et que toutes choses restent

en arrière elles-mêmes l'acceptant reconnaissant

qu'elles n'auront plus de voix qui s'enroule

autour de la voix et l'étouffe qu'elles ne lèveront pas

dans le jour une nuit qui jettera le jour

dans le désespoir elles-mêmes le confirmant

elles tiendront jusqu'où le leur permettra

l'embarcadère jusqu'au bord du brise-

lames et au-delà dans tout cet au-delà

dans l'acquisition d'une âme L'en-face dans sa douceur

Comme si le bateau lui-même n'y croyait

pas tandis que le nœud tranché la lourde

corde comme abattue par la hache d'un

demi-dieu en soubresauts de serpent inventé dans

l'écume du sillage que laisse derrière elle

la délivrance dégagée Une gaieté

enveloppe tout entière l'embarcation la caressant

à cause du choc du crime nécessaire qui

a fait que le cordon

a teint la terre de sang gâté

et des ordures pétrifiées dans les entrailles

devenues inutiles Tout le décor tandis

qu'il rapetisse dans sa puanteur qu'il devient plus

petit que sa disparition même Voguant volant

dauphin de fer et bois unis par

la saumure poisson-volant tel un jeu d'enfant

qui contient tout le voyage matinal et se penche

et sans cesse embrasse l'accueil de l'azur comme

un poème amoureux sa poésie Que reste-t-il de la mort

quand gagne la vie Que reste-t-il quand gagne

la vie et d'elle que reste-t-il Reconstitution d'une

quintessence que l'absence fait trôner

au centre et au sommet de ce ciel

particulier terrestre Tu te sens humilié

malappris de par ton ignorance Tenant en guise de bouée

un livre insondable tu t'accoudes à la venteuse

proue observant avec tes premiers yeux

l'humide poussière des gouttes qui fleurit

dans le cristal du jour et tu sens

que rien n'ajoutera à ton altitude

ce que tu ne sais pas et ne sauras pas

Petit comme une fissure dans le bois rongé du

bateau plus petit encore que le peu

de mer accumulé dans le creux d'une cour-

bure des articulations métalliques tu pleures dès à présent

ce que tu ne deviendras pas comme si tu arrivais du début

à ta fin et ce qui reste c'est de

faire les cent pas dans la tristesse d'une

inexistence innée Ce peu ce très peu pas plus

qu'une écharde emporté par le vent d'or

tu l'as vue un instant elle aussi brillant comme l'or

puis disparue tu iras ainsi toi aussi peu très peu

de temps brillant sans l'avoir même peu de temps

senti sinon tu trouverais le

mot pour le dire et là tu ne peux pas tu ne l'as

jamais senti et ce mot ne te sera pas donné

les mots sont donnés à ceux qui ont senti

avant les mots Inexistence dans l'immensité

du secret d'un paysage Insignifiance dans l'

infinitude d'un jardin d'offrandes cachées Petitesse

en avant dans une mer violette à l'abondance inaccessible

qui mouille seulement le livre profond que tu tiens

et un peu très peu le bout de tes doigts immatures

comme si un invisible geste bénisseur aspergeait

le bout de ta vie et que tu ne puisses pas comprendre

ce qui suffit ce qui est de trop et vers où tu devras

te tourner pour ne pas perdre l'autre

bout d'aile de l'ange qui comme la proue

de l'embarcation t'a retenu un peu très peu

t'appuyant à ses duvets d'azur Il vaut mieux

que tu ne puisses penser en feignant la sagesse L'ignare

que tu es doit se laisser aller au bercement qui ressuscite

ton cerveau même s'il ne demandera pas ce qui n'est donné

qu'à d'autres Et ce n'est pas peu de n'être

rien que ta taille ne dépasse même pas la hauteur

de tes chevilles et que tu puisses à nouveau comme

cela t'est donné à présent t'appuyer debout sur

la proue antique tenant à nouveau un livre si profond et

passer en face à nouveau même si cette fois

est la dernière Quoi d'autre

t'est dû

Tu n'apportes rien

si ce n'est un livre étranger

Tu remercies l'aspersion bénie sur

tes vieux doigts tu remercies tout

la toile et la paille qui te suit et ce qui

fait revenir ta peau à cette

sensation-là de cette fois-là tu remercies

cet à nouveau même si c'est le dernier

Quoi d'autre t'est dû cela non plus peut-être

peut-être cet ancien cet oublié cet ancestral

dont tu lis dans le livre lourd qu'à toi il correspond

un désert un paysage de rochers une friche

où s'enlacent des vipères le verglas de la nuit

des scorpions le feu vertical du jour un silence

plus desséché que le sol brûlé et toi en posture

d'abattement de supplication comme si tu priais

tes propres immondices injuriant ta vie lui demandant

pardon d'avoir durant toute ta vie reçu

la vie mais pas donné la vie criant de toutes les fissures

de tes os déterrés devant un auditoire de serpents quiconque

n'a pas tout son cœur perd celui qui a

des plaies de fouet sur les hanches à qui suffit le

fouet quand tu arrives tôt à la fin c'est

ce qui te revient que tombe une pluie de soufre au cerveau

de qui n'a pas retenu la leçon et que

se perde celui qui n'a pas supporté de perdre

accepte l'atrophie de tes sens montre

ce qui manque et t'égale à ce que tu dédaignas

tu n'es que la longueur de chaîne de l'ombre qui lance une aile

d'insecte gros comme l'ongle dans la nuit sans étoiles

là où tu es arrivé demande à descendre encore

car cette fin tu ne l'as pas payée

pour y avoir droit et maintenant dis

merci au chemin jusqu'ici qui t'a supporté

même s'il ne se trouve personne pour l'entendre

et n'appelle pas Seigneur Seigneur c'est un rôle

pour ceux comme toi qui ont pour auditoire enla-

cées les vipères demande seulement pardon

à toutes ces choses que tu n'as pas pu sentir

et qui toutes sont plus grandes que toi elles étaient

devenues les réussites de certains autres s'étalant

avec une grâce d'offrande que tu devrais être l'un

d'eux pour offrir ou recevoir

le même don est nécessaire pour les deux Ainsi

comme un arbre qui a grandi sous de grands

arbres mais sans jamais parvenir plus haut que leurs

racines envoie un salut maintenant

hors de ton cœur fluet à leur ombre

si elle n'existait pas il n'y aurait nulle raison d'être

à ta vie Et cela n'est pas peu Puisque tu

n'apportes rien qu'un livre interminable

Et pourtant tout t'est offert encore

Vois comme elle court l'embarcation

rien ne l'arrête comment est-elle prête à

parvenir là-bas s'amarrer acquérir une âme

apogée le voyage matinal qui s'achève

Tu sors Les sandales sentent le bois chaud

de la jetée tu regardes depuis l'extrémité où l'eau

limpide ne t'empêche pas de fouler du

regard le taffetas de sable qui raie

le fond Une anxiété seulement à côté de l'accueil

de l'azur comme si quelque chose de plus grand que tout attendait

depuis des années là inébranlable tellement inamovible

telle une menace mais qui passe vite sans diminuer

le désir qui est lui aussi comme alors le même

s'il manquait tu ne serais pas prêt à devenir ce que

tu es à présent tandis que tes pieds asexués

plongent dans le gonflement du sable et que

lentement tu avances dans du cristallin bleu

Tu as tout laissé dehors Que tout reste dehors Nu ton corps est dedans

Comme alors tu frissonnes fais un geste

comme pour sortir mais très doux

est le sable les plantes des pieds s'épanouissent et c'est si doux

la langue de l'eau lèche comme la poésie

amoureuse le poème achevé Tout s'ouvre autour de toi

avec les éternels cercles concentriques engendrés

par ton corps et la paille et la toile

les visages et les voix une joie telle une mer

qui joue avec elle-même et tout autour violettes

les montagnes les bois de pins vert sombre les rires et

l'allégresse dans l'eau apprivoisée Seigneur Seigneur

cries-tu et te répond ton corps immature

il a les dimensions des petits poissons qui fleu-

rissent dans le miroir de la lumière humide

coquillages galets

Telle une divinité l'acquisition d'une âme

accueille

dans son manteau d'azur le

corps que tu fus un jour et que

tu es de nouveau une légèreté t'envoie aux abysses

une douceur qui t'avale

un azur qui te paie te voyage

là où tu vas sans embarcation

avec une proue nouvelle

ce qui reste de toi et avec un nouveau

livre ancien ta nudité qui t'entraîne vers

le fond des pages-vagues Elles sont feuilletées

par le vent qui fait bruire tes cheveux

peu avant qu'il ne reste plus

que la surface remaniée

sans toi


Une petite main ouvre le livre immense

Le sable crisse dans ses pages

Tous les personnages

la paille et la toile

se penchent insatiables

pour les lire

et se couvrent d'azur



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Les écrits de Dimìtris Dimitriàdis sont volontiers transgenres. On le connaît surtout comme auteur dramatique, mais certaines de ses pièces, rédigées en vers libres, sont en même temps des poèmes, et ses poèmes, ainsi que ses proses, sont parfois joués au théâtre. Un texte de Dimitriàdis a toujours une force dramatique, et c'est toujours un chant.

La partie officiellement poétique de son œuvre est rassemblée dans ses Catalogues, dont il existe actuellement quatorze parties. Le Catalogue 12, l'un des plus courts, donné ici intégralement, décrit une traversée mystérieuse qui baigne dans une non moins mystérieuse douceur, par instants quasi extatique. Voyage initiatique semble-t-il, et pourtant répété, aux allures de rituel, lente procession de mots qui rappelle par certains côtés La route de la soie de Màximos Os?ros, chef-d'œuvre méconnu. On se met à nu face à l'infini, l'insondable, l'inaccessible, c'est une expérience mystique d'autant plus étrange que Dieu en semble radicalement absent.


Dimìtris Dimitriàdis
Dimìtris Dimitriàdis

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