Yòrgos HOULIÀRAS



Ulysse à la maison


Avec ma ruse connue de tous

j'ai laissé mon ombre sur les mers

et suis rentré tout de suite à Ithaque.


Personne n'a cru que j'étais là.

C'est pourquoi toute la journée

je suis l'un des prétendants.


Mais en secret je tisse.


Tous les matins troublée Pénélope

trouve un nouveau vêtement sur son métier.

Elle nous demande aussitôt de le défaire

chaque prétendant tirant un fil.


Son corps est une robe de mariée

dès qu'il sera sans vêtement

elle épousera l'un de nous, dispersant

dans des lieux étrangers les autres.


C'est donc notre intérêt

que traîne cette histoire et qu'à ses yeux

entre nous tous quelque chose se trame.


Et c'est ainsi que le temps passe

en attendant le retour d'Ulysse.






Blanc rouge


Plein d'écume un torrent dévalant rougit

car ici, disent les gens, le sang ne se change pas en eau

ils ont pesé les gouttes qui gonflent en couleur

une fois de plus effaçant la blanche

lumière du jour tandis qu'à sa naissance pourpre elle retourne

comme si la vie sans mort était une honte


Ce n'est pas encore avant que tombe l'obscurité

l'heure pour elles d'ôter leurs dessous blancs et doux

les petites vierges qui téton diaphane

butent sur chaque cerise que sans cesse elles grignotent

agaçant le noyau qui sous la langue ne rougit pas

avant négligemment de le recracher graine inféconde


Tandis que sur la table le vin ensanglante le verre

son humide passage teignant tout quand il coule

ne pouvant passer tout entier

le petit mur denté jusque là blanc

d'une bouche qui arrondit les gorgées

mesurant dans ses ronds l'éternité


Ici jadis on a imaginé une robe de mariée

blanche devant rouge derrière sans autre couleur qui interrompe

la coopération sous serment du hasard

et de la nécessité tandis que je mène la danse

dans les guerres civiles d'une noce pensait l'historien

qui lentement sombrait dans les archives liquides


Dans l'eau impétueuse on a jeté les têtes coupées

des parents et des invités

on a mis leurs seins dans leurs bouches

à des filles pendues en grappes

et noyé des bébés dans des tonneaux de vin blanc

comptant leurs gouttes sur les lèvres


Mais on a laissé la mariée intacte devant

partout ensanglantée bouillie épaisse derrière

encore entre mes bras car toi, m'a-t-on dit

nous te laissons profiter d'elle à toi pour toujours

car c'est toi qu'on cherchait et non les morts

et si tu ne vis pas tu ne peux pas t'en souvenir


Comment rincer cette eau qui teint encore

par quelles chimies et quels savons laver le vin

puisque ses taches ont sali les matériaux du monde

La mémoire est peut-être au fond le point faible

où le rouge peu à peu redevient blanc

tandis que le blanc n'ose pas montrer d'autre couleur


Qui se rappellera cette histoire d'une noce

même si c'est la sienne

Qui raconte le passage des années

qu'il veuille ou non qu'elles soient passées

Car l'eau ne se change pas en sang, diraient les étrangers

À défaut d'un sens, il y a là une couleur






Le piège à rêves


Dans ce filet, m'a-t-elle dit, on attrape les rêves,

et ses doigts glissaient sans peur sur la toile

tandis que flottaient légères les ailes

prises dans de fins cordons de cuir et de leur poids

équilibrant dans l'air l'assemblage rond

de la toile une fois pendue quelque part


J'ai rêvé un jour que je m'étais bien accroché

cauchemar ou pas sans le savoir encore

Je lui ai demandé quel genre de rêves sont pris au piège

et si dans sa toile je pourrais les conserver

vivants le temps au moins qu'il te faudra pour décider

si tu te rendormiras ou non


les tambours et les voix monocordes en cadence

tournaient dans la poussière pénétrante


Elle a ri avec la dure indulgence que sa race

avait, je crois, jadis avant que la détruise

l'envahisseur venu d'un continent obscur pour ceux

que n'ont pas immortalisés les flashes de l'histoire

et ostensiblement elle a planté son long doigt

dans le filet, comme si les araignées avaient un cœur


Si tu loges au motel, je te le dirai ce soir

a-t-elle dit, impassible, me tendant le filet à rêves

avant de se tourner vers un autre client au bout

du comptoir où je m'appuyais, le dos

exposé aux arcs mortels des danseurs

dont les mouvements excitaient la musique


les guerriers levaient traînaient les pieds

le visage peint en tenue de fête


J'ai aussitôt quitté le lieu de la cérémonie

baissant le chapeau que je portais alors

jusqu'à la racine du cou car j'avais je crois

rougi jusqu'aux oreilles sans savoir

si la cause en était l'allergie à la poussière ou bien

le soleil surveillant indifférent le jour


d'éblouissantes photos écorchaient d'un coup

des crânes antiques pour décorer de lointains iconostases


Un motel vide près du bivouac

si loin de la civilisation ou si près

qu'une chaîne montrait sur une télé en noir et blanc

dans une brume qui embuait l'écran et les paupières

rendant indistincts les visages du film

tandis qu'on échangeait bruyamment des tirs

J'ai accroché le piège à un clou du mur

et me suis allongé tout habillé sur le lit

où j'ai dû épuisé m'endormir

dans des rêves difficiles mais doux peut-être

si j'en crois les draps et l'oreiller

au réveil tôt le lendemain matin


Je n'ai rien trouvé dans le piège

par quelqu'un décroché


(Chemins d'encre)






Le renard


Je ne sais pas si j'aurais dû promettre.

Mais j'ai promis d'écrire le poème.

Tout poème d'ailleurs est une promesse.


Car nous parlions d'animaux que nous aimons.

C'est alors qu'elle a évoqué le renard.

Il est malin. Ses mouvements sont beaux. Le renard.


Du coup je me suis rappelé une très ancienne histoire.

D'ailleurs l'histoire est toujours très ancienne.

Voilà pourquoi j'ignore si le renard s'en souviendra.


En tous cas moi je me souviens j'étais en voiture un soir.

Sur une route de campagne sans lumière.

Les phares de la voiture allaient t'aveugler.


J'ai freiné soudain. Un renard dans la lueur des phares

était pris au piège. Mais j'étais pris moi aussi

au piège de ses yeux reflétant la lumière.






Ponts


Œil pour dent a dit peut-être la dentiste

que j'observais de biais enfoncé dans son fauteuil

car elle travaillait debout à côté de moi

qui rêvais qu'endormi par le tendre balancement

des cheveux qui couvraient légèrement ses yeux

je trouverais le filtre qui déroule en vain

les nattes rassemblées sous le bonnet médical

cherchant à m'entraîner dans les avenues et les ruelles

du désir qui pareil au pont de Brooklyn

dans l'irrésistible poème de Hart Crane

relierait son chez elle à son cabinet dans Manhattan

mais je doute qu'elle ait vraiment dit une chose pareille

car vu les rudes exigences de l'art dentaire

qui a le temps de lire les anciennes écritures

qui lanceraient un pont sur l'Atlantique lui-même

ramenant sur leurs ailes cet ange

à la terre polonaise où un grand-père

sans dents rêvait aux sourires des rabbins






Empereur


Si je dis que les nus sont vêtus

ils comprennent que je suis empereur

car on n'a jamais vu de chef nu des nus

qui ne soit pas vêtu


Quand je dis que ceux qui m'entourent sont libres

ils savent devoir se montrer soumis

car c'est le plus téméraire et lui seul

que viendraient entourer ceux qu'on dit malins.


Et dès que j'entends des éloges discordants

je félicite aussitôt l'artiste

car qui ose contester

de la flatterie le durable triomphe


Ils croient que je ne vois pas les nus

qu'il y a pour moi du génie dans la soumission

tandis que je n'ai aucun goût

si bien que je change tout à nouveau


car je suis l'empereur






Voir


Me retournant une dernière fois j'ai vu

que c'était pour la dernière fois

car ainsi j'assurais mon retour

dans l'Hadès qui n'en finit plus

de vous étreindre Orphée me l'avait bien dit

je ne devais pas me retourner pourvu

que je veuille revenir à la vie,

avec lui, abandonnant sans remords

de la mort les tendres caresses

sans regarder, sans jalouser non plus

si d'autres et la Camarde sont camarades

tandis que j'entendrai sa lyre tant et plus

sans être enchantée, sans chanter

— intraduisible assonance

comme la poésie et comme la musique —

de nouveau abattue aède qui s'est tue

rossignol naguère aujourd'hui devenue

chanteuse aphone en live

un homme-orchestre à mon côté

ainsi qu'un autre qui s'évertue

à me dire sienne, heureuse Eurydice

et j'aurais tort de ne pas l'avoir vu






Nuages


Pendant des semaines pas une goutte de pluie, lorsque enfants et adultes, le patron de la brasserie et ses clients, et même une vieille essoufflée, montent l'escalier extérieur étroit, qui mène à la terrasse du bâtiment plus haut, à deux étages, croyant qu'à l'horizon commençait à se former une idée de nuage et pensant que de là-haut ils verraient mieux.

C'est d'un vieux Crétois que j'ai d'abord entendu l'histoire, mais je l'associe à un souvenir du sud de l'Espagne, que rapporte Buñuel dans ses mémoires. J'en avais traduit un extrait, dès leur parution en anglais, pour la revue que nous avions alors. D'où regardent-ils, m'étais-je déjà demandé, attendant un rayon de soleil dans des régions pluvieuses, où l'on parle anglais.

À Thessalonique ce n'était pas comme dans l'Égée, même si ses vagues les plus nordiques mouillaient les quais, car l'eau, souvent, venait d'en haut. La ville à cette époque approchait l'Oregon ou l'Irlande. Le Vardar un instant accumulait des gouttes de pluie, qu'il dépensait aussitôt partout. L'obscur sourire s'effaçait des noirs parapluies qui traînaient éventrés sur les trottoirs de la rue Ayìas Sofìas.

Mais en été, parfois, le temps passait sans qu'il pleuve du tout. Les plus audacieux, imaginant peut-être les souvenirs d'un metteur en scène espagnol dans l'avenir, montaient aux créneaux de la Tour Blanche. Au mois d'août, une fois, les monuments ayant encore le droit de recevoir des visiteurs, on montait des tables et on faisait du café, byzantin, comme on l'appelait.

Si c'était ouvert aujourd'hui, on pourrait voir de là-haut ce qui est venu et ce qui vient. Flottes ennemies ou amies, tempêtes, réfugiés, dictatures, les petits bateaux des nageurs et des voyeurs de Perèa, Baxè Tsiflìki, Mihaniòna. Nous attendions, quant à nous, l'automne, où l'on verrait peut-être un film étranger insolite.

Les nuages dans nos relations apparurent plus tard.






Voix


Un jour j'ai entendu la voix de mon père venant d'un bâtiment bas et rond, tour de pierre massive, sans fenêtre ni porte, sans la moindre ouverture aux murs, pour décocher des flèches, des balles ou d'autres projectiles encore à inventer, tandis qu'en elle se dérouleraient des générations de défenseurs, comme je l'ai constaté en tournant autour d'elle sans cesse, hésitant au début, tant d'un côté que de l'autre, mais accroissant peu à peu la vitesse du mouvement, d'un côté puis du côté inverse, qui ne diffèrent en rien si ce n'est la direction du mouvement, le résultat étant, si je pouvais me mouvoir assez vite pour que le déplacement, du premier point d'un cercle au dernier qui est aussi le premier, ait lieu à l'instant, qu'à la fin je me heurte à moi-même.

Mais vu l'épuisement, qui ne me laissait pas atteindre une telle vitesse, j'ai compris que je n'étais plus aussi jeune qu'autrefois, voilà pourquoi mon père devait être mort, événement qui à tout âge fait de nous des orphelins, même si sont plus orphelins les parents dont l'enfant meurt en bas âge, tandis que de la volée de conclusions qui sont le lot des rêves, il découlait que je me trouvais bel et bien en position de rêveur, ce qui expliquait que la voix de mon père provienne d'un bâtiment, qui pouvait être un bloc de pierre chauve où l'on ne pouvait se glisser, même s'il existe partout, c'est bien connu, des passages et des formes de communication oniriques et je pourrais dire qu'une voix dans un rêve peut aisément provenir d'un autre rêve.






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Yòrgos Houliàras, né à Thessalonique en 1951, a étudié aux Etats-Unis où il passé plus de vingt ans. Il a exercé divers métiers dans les domaines universitaire, culturel et diplomatique. Il a publié six recueils de poèmes et divers essais. Ses poèmes sont traduits dans un grand nombre de langues.

Ulysse plein d'usage et raison, il jette sur le passé, le présent et l'avenir un regard plutôt désabusé, fortement teinté d'ironie. Sa pensée finement élaborée, qui affectionne le paradoxe, choisit pour s'exprimer les mots les plus simples. Les mythes anciens qui passent par les mains du poète en sortent parfois méconnaissables. Quoique sans illusions, il a une tendresse pour le rêve. S'il croit encore en quelque chose, c'est en son art : la poésie pour lui est «l'humour de la mélancolie», «tout poème est le commencement d'une religion».


Yòrgos Houliàras
Yòrgos Houliàras

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