Yànnis Evthymiàdis



L'ARBRE


Un grand arbre

Et son ombre identique


Les feuilles, les mots se multiplient à mesure

Qu'il vole à la lumière

Il s'étale sur le sol

Son moindre souffle

Insensiblement s'égoutte aux racines

Et de nouveau il se dresse dans le vent

Si bien qu'on ne sait plus

Ce qui est l'arbre et ce qui est l'ombre

Ce qui est vie ce qui est poésie

Réalités liées.






SANS FIN


Alors

levant les yeux

vers le ciel

j'ai écrit

avec les nuages

sans orthographe, dit-on,

j'ai mis

un point

(une étoile),

vu passer

deux oiseaux, que j'ai pourchassés,






CHOSE DUE


Me baissant j'ai ramassé les cendres précieuses

Les ai jetées galets brûlants dans une eau innocente

Et donc sacrée,

Annulation des vents.

Le bruit sur le corps de l'eau

A décrit de beaux cercles parfaits

Tels que tout cercle doit être.


(Marque)






LE CHANT DE L'ARRIVÉE


«Je suis arrivé, je me suis dévoilé

sauveur vengeur.

En boitant comme toi j'ai marché.

Rêvant à notre union cachée.


Abysse en toi je me suis déversé

ai revêtu ton apparence, te l'ai montrée

il était temps

que tu portes le poids de notre ressemblance.


Dorénavant, je déciderai de ton chemin,

pour séparer ton âme corrompue du corps

à l'occasion de cette longue virée

je dissiperai l'embarras qui t'entrave

là où corps et âme se relèveront

pour incarner

la lumière.»



Quand on entend la première personne,

c'est qu'elle a déjà migré.






LUI ET MOI DANS LE RÊVE


Je me suis réveillé dans le rêve.


Fatiguées autour de moi les ombres.

Quelle était l'ardeur et la terreur

qui coulait sur mes traces ?

La rumeur dans mes oreilles prenait

la forme d'un mot.


Puis, entre les dos marqués

s'est détaché le sien

ses itinéraires cachés, ses énigmes.

Et moi m'efforçant d'entendre

dans le tumulte du baptême

ton nom que j'avais pris

au fond des fleuves

je n'ai pu qu'embrasser

le ruisseau de ta larme — elle s'écoule encore, libre.

Ta voix mon corps et inversement,

mon corps entier devenant voix.



Assiste-moi et gronde-moi souvent.






AVEU


Une terre m'attend quelque part,

que j'entre en elle comme une racine, profondément

tous mes sens ne faisant plus qu'un.

Tantôt captant les grincements des roches

tantôt l'interminable corrosion sous terre

tandis que je me ramifierai laissant partout

un souffle humide arrosant

arrosé lui-même


Espace infime,

se mesurant à l'infini

et me couchant là où j'ai tant erré

mon corps qui se traîne encore sans se plaindre

pour s'unir à l'idée lointaine.


Tornade verticale d'espace

me contenant.






CHANT DU JEUNE HOMME ET DE LA JEUNE FILLE

(beauté nudité)


«Mêlons-nous étroitement, tels deux continents»cela ressemble
à un vœu pieux

«Tu tailles les galets de ma patience»je peine l'idée de te
rencontrer

«Laisse-moi seulement aimer ta pensée»le désir se traduit
par un battement

«Si tu ne m'as pas fait naître, tu as fait naître mon espoir»je suis enceinte
d'une alma mater

«Que tes doigts me ferment le paradis
que tes cheveux mesurent le vent»tu te dissous dans la nature
te recomposes

«Laisse-moi t'appeler amour,
tant que les branches le veulent, quand le vent souffle,
et tant que l'écume de la mer voyage
dans les yeux des oiseaux envolés
là où la mer s'absente»tout est là-bas,
dans l'impression des sensations
peu avant la naissance
des sentiments

«J'ai écrasé entre mes mains des fleurs,
pour mesurer ma sensation à la tienne»à travers toi désormais
les cinq sens

«J'ai épluché l'orange
avant que les autres s'en emparent»des choses vaines la vaine
volonté

«Je t'ai ouvert les cent replis de mon cœur,
que s'y cache du soleil la rosée du matin
et me suis couché pour dormir dans les grands fonds de ton odeur»
le champ toujours
vert non gardé,
si ton coup d'œil suffit

«Les bruits taillent le contour de ton désir
et l'écho de ta voix
insaisissable apporte
enlacés derrière elle hauteur des rochers,
profondeur des eaux, douceur des feuilles»je mesure les distances
autour de moi

«Enlaçons-nous sur les dalles
et le ciel, innocent témoin de mon amour,
s'incline très bas,
laisse les oiseaux là-haut
lui garder ses frontières»union là où
les réalités se rencontrent

«Et je bavarde au vent
et le vent les écrit sur l'eau
et le vent les efface,
pour que toi seule puisses les lire»accord secret
dans l'infini


(Nouveau diviseur)






Le chant prendra tantôt ta voix,

tantôt la mienne. J'entre dans l'église et dans ton labeur.

La fin est proche. Et Dieu désormais double.

Que les autres punis ne sachent pas.

Je veux toujours,

mon prince à la face lunaire,

te contempler

comme l'audacieuse pleine lune

et que du choc

mutuel, violent

jaillisse

comme de la pierre à briquet

démoniaque une flamme

qui nous brûle,

cher Hyacinthe

fils de Jacinthe.






Soudain

tes cheveux s'allongeaient, tes doigts s'allongeaient, les paroles restaient par

terre.

Pour toi rien ne s'achève là-bas, dans la cité des anges et des juges.

À présent un par un tes mots tomberont jaillissement d'étoiles au firmament

obscur. À présent

justice. Tu as tracé tout le cercle. Tu as cherché l'enfant, l'as rencontré,

es redevenu cet enfant, vous avez grandi ensemble. À l'heure du chagrin le

plus sûr

tu t'obstinais à peindre sans cesse des oméga de louanges.

Le prince que tu fus dans la boue et la pluie d'été

ne s'est donné que la peine de secouer la terre de ses mains propres,

pour pouvoir s'essuyer le front,

se frotter les yeux devant la surprise.

Et ne crains rien. La surprise t'a choisi.

Ton rêve est la réalité que tous, une fois au moins, nous avons désirée.


(Lettres au prince)






Rochers en l'air qui vomissent des cadavres debout avant la chute, là-haut très peu de bleu

Me rappelant l'exaltation pour compléter, le plus simplement, la forme amère de l'ironie

En bas, des foules qui crient indifférentes mangeant ce qui reste des sorciers

Mais la fille, la fille s'est figée là-bas l'un de ses regards offert au siècle

Un instant, celui où je tombe, confirmation d'un petit gouffre ouvert telle une blague

Jusqu'à tout-à-l'heure mes bras prolongeaient une fièvre électrifiée depuis l'écran

De même qu'un garçon a bien appris l'amour à travers des millions de pixels cachés

Vision macabre, elle dure en cannibale tant que le permettra le cours du programme

Pour une violation imprévue du plan, celui qui à jamais sera ton rêve


Maintenant que tu lis peut-être je n'existe pas, après des siècles ou rien qu'un instant

Car ma pensée, saisie instantanée, peut former espace et durée

Toi en lisant ce que j'écris tu suis de nouveau la piste sur mon suspens

Tu entres dans mes mots comme tant de milliers d'humains entrent dans la même eau

Comme quand tu nages en Crète uni par l'eau à qui nage à Majorque

De même la pensée, de même la poésie unissent — toujours les mêmes sont les eaux, toujours autres

Tandis qu'au même instant le sable continue de te fouetter, comme tes pensées,

Et peu à peu il t'ensevelit sous une dune sans autre marque dessus

Sinon les traces de tous ceux venus déterrer ton existence perdue

(...)


(27 ou Celui qui tombe)






JE TROUVERAI LA LANGUE


Je trouverai la langue qui parle en silence

qui m'aidera peut-être à supporter l'absence

de ce que tu devais me dire hier ou demain.


Je trouverai afin de supporter ma vie

Cette langue chargée toujours de poésie

Puisqu'elle parlera, ma bien-aimée, de toi.


Je trouverai la langue longtemps oubliée

Dans une eau pure qui jamais ne fut souillée

Et chanterai les traces laissées par tes pas.


Je trouverai la langue qui sera laissée

Par moi aux temps futurs, aux enceintes sacrées

Où la semence de l'amour se cachera.


Je trouverai la langue que rien n'a vaincue,

Ne possédant qu'un mot pour que se perpétue

Ton nom à toi, qui mon nom deviendra.






MIEL SAUVAGE


Une vigne dans les parages

A des grains lourds du miel sauvage

qui coule de ta lèvre à toi.


Le téméraire qui le lèche

Devra se garder de tes flèches

Et aussi de ta mèche à toi.


Des flèches, de peur qu'il ne saigne

De ta mèche, que ne le ceigne

Le feu de ton avril à toi.


Quant à celui qui s'évertue

Il sera changé en statue

Raidi sous ton ciseau à toi.


(Sur ton corps)



*


Né en 1969 au Pirée, Yànnis Evthymiàdis a fait des études littéraires, enseigne les Lettres et traduit de l'anglais. En dix ans il a publié quatre recueils de poèmes, bientôt cinq, et si chacun d'eux est une expérience nouvelle, marquée par un changement de ton, l'ensemble est habité par la même voix, chaleureuse, insistante, inquiète, intense. Qu'ils soient limpides ou obscurs, en vers libres ou en vers à l'ancienne, brefs et denses ou portés par un ample lyrisme, ses poèmes sont les étapes d'un même parcours, vers davantage de dépouillement, d'innocence, de liberté.

Les poèmes de Lettres au prince sont autant d'hommages à des poètes du passé ; la chute évoquée dans 27 est celle de ceux qui tombent des Tours du 11 septembre ; il est sans doute bon de le savoir — cela n'apparaît pas clairement dans les textes —, mais ce n'est pas nécessaire non plus : pour Evthymiàdis, le lecteur est libre de comprendre ce qu'il veut, et les poèmes «qui ne veulent rien dire» sont parfois ceux qui en disent le plus.



Yànnis Evthymiàdis
Yànnis Evthymiàdis

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