Marìa Laïna


Comme elle voyage l'eau

en vain

comme elle va et vient tranquille


pot de miel

grains de grenade

une table un verre dessus

la clé sur l'étagère

petite clé


Mais oui

c'est possible

nous marchons sur ces pierres

entre les bruyères grises


nos barques voguent

un temps dans les vagues

puis elles coulent


ta maison était là

dans les rochers


huile sur toile



*



soleil indolent

femmes fanées


lumière consolante

par la petite vitre carrée

les arbres tordus


bizarre la jeunesse passée

sans réfléchir



*



un pont de pierre

sa petite maison

et lui assis

à son petit bureau ;

porte en bois

couleurs cassées


un peu plus loin le canal

sur le pont de pierre des gens passent

une charrette et ses vieux chevaux

une femme son enfant sur le dos


des ormes à droite

des collines pleines de buissons

deux grands arbres

des gouttes rouges par terre


au-dessus du pont et du canal

au-dessus de la maison

au-dessus de la femme et des chevaux

un ciel gris argenté


après-midi

fumant

jaune

lourd


esquisse

à la plume et à la mine de plomb


MAISONNETTE AU BORD DU CANAL



*



1

le verre en bas du tableau

la fleur sans qu'on la voie

la branche en haut à droite


2

La branche sur le bord s'efface

le verre vide

ocres et blanc


3

nue la branche

les ombres transparentes

eau subtile dans le verre


4

la branche presque au centre

en bas les feuilles


5

le fond est lourd

le verre au centre


le chrysanthème entre dans le tableau



*



dans d'autres années

autre lumière

sans réserve


deux verts

un noir

du marron allongé


changement dans le paysage

des peaux de mouton

s'agitent

dans les forêts des fougères



*



jeunes hêtres

feuilles pointues

par terre de longues tiges ;

la branche sèche ne sait que faire

le pied s'est pris dans le tableau


pointe sèche



*



en cache-nez gris

bec recourbé

le kiwi cherche

des scarabées la nuit


racines et troncs malhabiles

se sont mis en ordre un peu

les buissons dérangés ont fait place


plastique sur aggloméré



*



gris-noir le crabe

rentre dans sa cachette

les grains de sable

préparent son lit



*



le petit galet blanc

souillé par le goudron

attend sagement

de revenir sur le dos


eau-forte et aquatinte



*



il a gaspillé

toute une belle journée

à la regarder

que faire d'autre ?


*


l'ombre monte

jusqu'au plafond

les poutres la découpent


le réveil-matin baigne le lit

la peur m'a saisi



*



thé

petits beignets

feuilles sur la vitre

manches

qui me tiennent chaud



*



les chèvres chassées par le vent

par lui et maintenant les arbres



*



derrière de hautes roues

et des nuages folâtres

le cri de l'oie


bec fin

queue rose



*



effrayé par la brume

le vernis

tient bas son parapluie


et voilà ce qui arrive

le canard sauvage

agite les ailes avec fureur

dans la roue de l'eau


papyrus et ficus touffus

sont trempés


crayons de couleur



*



elle crisse

sous la jupe

sa jambe fine

en traversant la rivière blême


la fleur pourpre

est un peu gênée


l'arbre

se met à rire

la lune se trouve là

où il pleut


technique mixte



*



grand arbre

une cheminée dans la bouche

branches torses

regarde ses feuilles

ne sait plus quel arbre il est


fusain



*



l'éclat pointu de la lampe

tombe sur les feuilles coupées ;

le bourdon chauffe-t-il ses antennes

ou les refroidit-il ?



*



le papillon dès que j'entre

se cogne contre les murs

mais j'aimerais avoir sa grâce



*



printemps insupportable

morts tranquilles

choses nécessaires dans une maison


passe le temps

les cheveux en banane

il mange son sandwich debout


dessin au crayon



*



les objets que vous voyez là

n'ont aucune valeur

ils montrent simplement comment vivaient les hommes

comment traînait les pieds

un enfant exprès


en ce moment même

ses doigts

poussent dans la terre


huile sur toile



*



grotte naturelle avec pierres taillées

cailloux en bande

couleur cendre


la forme de la voûte

semble indiquer la présence

d'un autel ou d'un feu central


a-t-on vénéré quelqu'un ici ?

y avait-il quelqu'un ?

ou le temps est-il passé en laissant sa beauté ?


pointe sèche



*



devant le vase

une patience

et l'homme à la chemise grise ;

un oiseau va vers la fleur

les bords de l'étoffe se défont


l'ombrelle japonaise penche



*



un petit enfant

une table rectangulaire ;

le menton dans la main

il observe les formes des corps

avant que le maïs ne cuise dans son œil

et ne tombent ses grains d'or


ébauche en argile



*



petites taches noires

l'eau blanche sur les rives

les paysans ronchonnent

le chien a mordu un canard


un petit chien


après quoi les poules d'eau

sont venues après les canards



*



le bison

déboule

dans la plaine

son chemin grouille de démons

au blanc visage


souvent la nuit est brève



*



l'heure est tardive

jusqu'à minuit la porte reste ouverte

la nuit passe avec son grillon

les amis bavardent


le jour se relève


une petite femme de chambre

ramasse les tasses

le bébé dans son panier

éclate de rire

autour de lui carrés et triangles


émail à froid



*



il dégaine son épée ;

tourmenté par le pêcher

ses fleurs blanches sur le vêtement déteint


dessin au crayon ou à l'encre



*



le bruit de la roue

sur les dalles

automne orangé

étables


pluie fine le temps


le cuir verni

creuse

la terre profondément

il fourre son nez


la racine de la nature plus lointaine



*



à chaque tournant s'éparpille le parfum

de la rose

prise dans la roue



*



à la fenêtre rouge dehors la nuit

touffe après touffe

les buissons épineux

les feuilles blanches


elle regarde la place

les pieds nus des enfants

elle noue leurs lacets

et leurs rires


la vague voit la douche sur le sable

et recule et revient

hilare



*



les femmes lavent les habits rapiécés

les enfants pataugent

la rivière brune coule

racines et cris mêlés


des crabes gris s'enfoncent dans la boue de la rive


huile sur toile



*



la chaleur de la crainte familière

l'allumette dans la nuit

le rire dans des sacs

et des caisses


le feu de la proue sautille sur les planches

le bateau rue frappe le canal

comme une jument


pastel à l'huile



*



algues rouges

dans les eaux sombres


les morts prennent la même route

que l'enfant au berceau


sanguine



*



le jour éblouissant

son ombre, le soleil,

et en moi je n'ai rien



*



elle est bizarre la vie

dans la chaleur des marécages

et le temps qui montre une chose

en fait une autre



*



le sommeil et sa roue

la mort et son vernis



*



sans aucun mal

fleurissent les amandes


garde l'enfant

il vivra, sinon



*



mur de pierres sèches ouverture sur la mer ;

pense aux choses que nous ne ferons jamais


encre de chine et calame



*



que tout s'en aille

que tu t'en ailles aussi

comme si tu n'avais jamais rien été

ni corps nu au soleil

ni flamme folle



*



le vent souffle

et j'ouvre la fenêtre à peine ;

la nuit ne me sera pas offerte



*



tel un écureuil je tiens

le jour dans ma bouche

et je saute

là où la pluie s'arrête



*


Marìa Laïna, née en 1947, fait partie de la fameuse «génération de 70» où l'on regroupe les poètes nés dans les années 40 ou 50, qui commencèrent à publier vers 1970. Ils n'avaient, à vrai dire, pas grand-chose d'autre en commun. Lorsqu'un ami poète et éditeur, Yves Bergeret, proposa en 1984 au débutant que j'étais de traduire de la poésie contemporaine pour ses Cahiers du Confluent, j'eus le temps de publier chez lui quatre d'entre eux : Christòphoros Liondàkis, Manòlis Pratikàkis, Jenny Mastoràki et Marìa Laïna. Un peu plus tard, dans le dossier consacré à la même génération par la revue Poésie 88, Laïna était encore présente, mais par la suite je ne l'ai pas incluse en 2000 dans l'anthologie de Poésie / Gallimard, et n'ai jamais repris nulle part ses poèmes traduits au Confluent, contrairement à ceux des autres poètes.

Pourquoi l'avoir oubliée ainsi ?

J'ai eu tort. Il y a dans ces poèmes brefs et denses une exigence, une concentration, un dépouillement extrêmes. C'est une voix rudement originale qu'on entend là, loin des sentiers battus. Tendue, sèchement vibrante, la poésie laïnienne rappelle à certains commentateurs grecs l'univers de Samuel Beckett, et ma foi ils n'ont pas tort, mais il s'agit d'une parenté lointaine, pas d'une imitation.

Marìa Laïna a neuf recueils à son actif : Âge adulte (1968), Par delà (1970), Changement de paysage (1972), Signes de ponctuation (1979), D'elle (1985), La peur en rose (1992), Ici (2003), Le jardin. Pas moi (2005), Technique mixte (2013).

Elle a également publié une dizaine de pièces et ses nombreuses traductions suscitent une admiration unanime.

Je reprends ici l'essentiel de la présentation aux poèmes antérieurs à 2000, mis en ligne dans MADE IN GREECE : l'œuvre plus récente prolonge ce qui précède. La poétesse m'a demandé de ne traduire que son dernier recueil, qui se prête plus facilement au découpage. Technique mixte, suite de brefs tableaux, hommage aux arts plastiques, donne une image kaléidoscopique de son monde intérieur et du monde qui l'entoure.



Marìa Laïna.
Marìa Laïna.

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