BRÈVES

N°159 Décembre 2016



BRÈVES


Le plus souvent les Français votent comme des cons, d'accord, mais que la France est belle ! Nancy, par exemple, que je n'avais encore jamais visitée. Autour de l'imposante place Stanislas et de sa débauche de dorures, la vieille ville est pleine de riches maisons du XVIIIe et les quartiers plus récents d'opulentes maisons Art Nouveau. En deux jours, pas le temps de voir chacun des six musées, mais celui des Beaux-Arts propose une grande expo sur une gloire locale dont j'ignorais tout : Émile Friant. Tandis que s'éclataient les Monet puis les Picasso, Friant imperturbable peignit des toiles plutôt sages, sympathiques, avec ce côté attendrissant qu'a souvent la désuétude, et une ou deux fois — insolite et fugace —, le frisson que provoque le grand art.

Mais le plus somptueux, c'est le musée de l'École de Nancy et sa fabuleuse collection d'Art Nouveau, peut-être la plus riche au monde : des meubles abracadabrants, des tableaux, des céramiques, des verreries d'Émile Gallé d'une invention étourdissante. On m'aurait dit qu'un jour je tomberais en extase devant des vases... Pour couronner le tout, ces trésors sont installés dans l'ancienne demeure d'un riche collectionneur de l'époque, donnant sur un grand jardin ; on a reconstitué des salons, une salle à manger, des chambres, si bien que le visiteur oublie le musée, il est un invité intimidé chez les riches, il s'attend à ce qu'apparaisse l'un de ces dignes bourgeois d'il y a un siècle, strictement vêtu de noir, incongru dans ce décor d'une profusion extravagante.


Bois de rose, ébène, nacre, verre.
Lit Aube et Crépuscule, Émile Gallé (1904)

*


Nous étions invités à Nancy par Culture et communication, l'une de ces associations qui maintiennent allumée, un peu partout en France, une petite flamme culturelle dans notre société glacée. Ambiance amicale, repas en commun mitonnés par les bénévoles dans la MJC locale, public averti et chaleureux. Une semaine plus tard, à la MJC de Romans, même scénario, même chaleur consolante — qui laisse froide apparemment la municipalité de droite, laquelle cherche à tuer ladite MJC.

À Nancy, un sacré marathon : de 14 heures à 22 heures, présentation et lectures de poètes, de prosateurs et des polars de Pètros Màrkaris, suivies d'un concert de Katerìna Fotinàki où je lis en français les poèmes de Solomos, Palamas, Elỳtis, Karyotàkis et Kavvadìas qu'elle chante ensuite. À Romans, soirée 100% Kavvadìas avec Kalliroï Raouzèou et Elèni Bràtsou. Quelle chance pour moi et quel bonheur de travailler avec celle-ci et ces deux-là. Deux styles différents, trois voix d'or, trois amies.


Spell est le nom de son nouveau concert solo.
Katerìna et sa guitare magique.

*


Chloé Delaume, je ne la connais que par ses livres, mais sa personnalité y apparaît si fortement qu'on croit l'avoir devant soi, qui nous apostrophe. Malgré mon vœu de laisser les nouveautés aux mains des forçats de la critique professionnelle, dont elles sont le gagne-pain, j'ai craqué sans tarder pour Les sorcières de la République, paru cet automne au Seuil.

Une fois de plus, l'imagination delaumienne bouillonne et déborde. Nous sommes en 2062. Quarante ans plus tôt, il s'est passé... on ne se souvient plus quoi. De 2017 à 2020, un certain Parti du Cercle a gouverné la France, dirigé par des femmes, mais les événements de ces trois années furent effacés par une amnésie collective totale, et voilà qu'aujourd'hui la fondatrice dudit parti — l'une des antiques sibylles, prophétesse et télépathe vieille de deux mille ans — est jugée dans le Stade de France devenu tribunal.

Quand on situe un livre dans le futur, en principe, c'est pour mieux parler du présent. Celui-ci, par exemple, est d'une actualité brûlante : les déesses antiques déchues qui le peuplent, venues d'un lointain passé, participent à cette satire féroce de notre monde de la com', de la pub et du trash. Ce gigantesque procès politique genre programme télé, c'est notre société-spectacle vue sous une loupe cruelle.

Pas belle à voir, notre société. Guère optimiste, le propos :

«L'humanité, en soi, porte la catastrophe. L'homme sécrète du désastre, c'est son moindre défaut. C'est une espèce toxique, du haut des pyramides elle contemple ses esclaves en superprédateur.»

«Il n'y a pas de pourquoi pour vous, aucun pourquoi. Pas de causalité, vous pensez positif même quand vous faites vos courses. Le hasard est aboli et la loi du marché a remplacé les causes. Les origines, la cause première. Au commencement était le Verbe et puis le Trademark a surgi.»

Et pourtant, sur fond de dégoût et d'abattement, le comique se déploie largement, fondé en grande partie sur d'amusants anachronismes. Quant à la prose delaumienne, toujours très balancée — même si les alexandrins s'y font plus rares qu'avant —, elle est enlevée avec une verve joueuse que troue ici ou là une phrase fulgurante, à la syntaxe finement tordue :

«Mais sa chair lui hurlait un désastre infini».

Du beau boulot, certes. Et de plus la position de l'auteur, guère néo-libérale et nettement féministe (si j'ai bien compris), m'est fort sympathique. Je voudrais moi aussi, par exemple, «changer en pourceaux les sénateurs lubriques». Alors que se passe-t-il ? En lisant, peu à peu, je ressens comme une difficulté à respirer. Les effets se répètent, je trouve le temps long, et surtout ce dispositif, si original et vivant soit-il, a quelque chose de sec, d'artificiel ; ce tourbillon de sensations manque singulièrement de sentiments. Il y a là un petit côté jeu vidéo, froid, autiste. Je ne saurai donc jamais quelles horreurs furent commises entre 2017 et 2020 par les sorcières de la République, ayant calé à la page 155, même pas à la moitié du livre.

J'ai sûrement tort.


Une star désormais.
La Delaume

*


La Delaume est une star, mais combien de volkonautes connaissent Clémentine Beauvais ? Ses albums pour enfants et ses romans pour ados ou jeunes adultes (La pouilleuse, Comme des images, Les petites reines) sont pourtant régulièrement primés.

On m'a vivement conseillé le petit dernier, Songe à la douceur, chez Sarbacane.

Couverture girly, limite gnangnan, ça commence mal, mais dès les premières pages, surprise(s) : nous avons là une libre adaptation d'Eugène Onéguine de Pouchkine ! La vénérable histoire ancienne, transposée dans notre quotidien le plus contemporain avec Internet, aïfone, arbienbi and co, est par ailleurs écrite en vers ! (Vers libres, il est vrai.) Enfin et surtout, on se régale. On découvre au fil des pages, sous des dehors branchouilleusement légers, une analyse fine de la passion amoureuse, saupoudrée d'une ironie tendrement subtile ; on voit se dérouler une ribambelle d'images et de métaphores fraîches, piquantes, audacieuses, qui vont jusqu'à rappeler par moments l'Echenoz joueur des débuts, faisant de cette lecture une balade joyeuse, une pêche aux menus trésors.

Dès la page 2, lisant «un visage rincé de son adolescence», on sait qu'on débarque là chez un véritable écrivain. Plus loin on lit :


C'est bête

mais c'est seulement quand tu es là que j'ai l'impression d'être là où je

dois être.

Le reste du temps, je suis comme quelqu'un à la fenêtre qui se

regarderait vivre dehors

et qui aurait l'impression que ça arrive

à quelqu'un d'autre.


Ça se trouve sûrement dans Pouchkine, diront certains ; et l'extrait suivant, c'est du Pouchkine, vous êtes sûrs ?


et il lui semblait que tout en elle, sa bouche, son cœur, la

paume de ses mains,

le bout de ses seins,                  était relié à son vagin par

une cordelette

tendue comme un arc,

que la moindre pensée d'Eugène pinçait — et

alors, comme s'anime un réseau de clochettes,

son être résonnait de tintements argentins.


Clémentine Beauvais, tout comme Delaume — c'est sans doute leur seul point commun — connaît le juste poids d'un alexandrin en prose. Et derrière son charme acidulé, son sourire juvénile, se révèle une réjouissante maturité.


Elle en a nettement plus.
On lui donnerait vingt ans...

*


Encore une femme : Patti Smith, connue comme chanteuse, également plasticienne, écrivaine depuis peu. Elle pourrait bien être un jour aussi connue pour ses livres que pour ses chansons-poèmes. Ses deux récits autobiographiques : Just kids (2010) et M train (2015) — dont l'éditeur français, sans doute pressé, n'a pas traduit les titres — viennent d'être chaleureusement salués des deux côtés de l'Atlantique.

Avant de devenir à trente ans chanteuse et aussitôt célèbre, la jeune Patti a longtemps galéré. Just kids (traduit par Héloïse Esquié chez Denoël) récit de son enfance et de sa jeunesse, raconte comment elle a connu la vie de bohème à New York, dans la dèche la plus noire au début, croisant des personnages de légende comme Burroughs, Ginsberg, Hendrix ou Joplin, et surtout vivant une histoire d'amour complexe avec Robert Mapplethorpe, future star de la photographie. Il se découvre homosexuel, chacun d'eux multiplie les aventures, mais ils resteront profondément unis jusqu'à sa mort à lui, du sida, à quarante-deux ans.

Cette existence hors normes qui en elle-même a de quoi nous passionner, la mémorialiste, dotée d'une mémoire prodigieuse, la fait revivre avec une précision, une vivacité frappantes, et aussi — jusque dans les épisodes les plus trash — avec une pudeur, une douceur, une tendresse extrêmes. On voit ces deux êtres-là chercher ensemble longuement avant de trouver leur voie, portés par un amour dévorant pour l'art, ou plutôt pour les arts qu'ils pratiquent et d'où viendra leur salut. «Je suis nu quand je dessine, dit Robert. Dieu me tient la main et nous chantons ensemble.»

Ce récit est une marche dans un tunnel vers la lumière, et en même temps l'adieu crépusculaire aux éblouissements de la jeunesse. Il est d'autant plus poignant — ou planant ? — que cette prose toute simple, sans esbroufe, décolle ici ou là en discrètes bouffées de poésie : «Toutes les sorties avec lui étaient une aventure flottante, comme si nous chevauchions les nuages hauts de l'été.»

C'est un peu ce que ressent le lecteur.


La bohème des années 70.
Patti & Robert

*


«Ce premier printemps dans le Lot, je me souviens qu'il fut une sorte de redécouverte de l'esprit de pauvreté(...). Il m'a glacé les mains et le visage, en même temps purifié l'esprit.»

Voilà qui pourrait rapprocher Georges Borgeaud et Patti Smith, par ailleurs si différents : une ascèse, la recherche d'une certaine pureté qui passe par le dénuement matériel. Borgeaud, écrivain suisse du siècle dernier, installé à Paris, trouva sur le causse du Quercy, dans les années 60, un pigeonnier en ruine. Le soleil sur Aubiac (Grasset), publié en 1986, relate comment il le retapa tant bien que mal, avec son peu d'argent, pour y vivre en quasi ermite une partie de l'année.

Se bricoler un abri dans un coin perdu pour y commencer une nouvelle vie, comme Robinson Crusoë, combien d'entre nous n'en ont pas désiré ? Et combien l'ont fait ?

Borgeaud décrit l'aventure avec un amour de la nature contagieux (il connaît admirablement les plantes, elles le rendent lyrique), ce qui ne l'empêche pas d'exposer lucidement, honnêtement, les limites et les ratés de l'expérience. La deuxième partie du livre, plus directement consacrée aux relations avec le voisinage, contient des portraits de paysans admirables et souvent terrifiants. Aucune condescendance d'intello urbain dans ce portrait d'une certaine paysannerie française, aucune complaisance non plus, mais un regard attentif et une juste distance.

Borgeaud, en même temps qu'un sage, est un homme de la vieille école, un peu bougon face au changement, un rien compassé du stylo par moments, mais qu'importe ? Sa belle prose à l'ancienne est un régal, dense, discrètement balancée, ponctuée de formules bien frappées :

«La ville me disperse, le Lot rassemble mes pensées comme le balai les feuilles mortes.»

La nuit tombe, l'écrivain et sa chatte vont se coucher.


Elle et moi, nous étions tout près de nous endormir dans ce délicieux sentiment de propriétaire à l'abri au milieu d'un bonheur modéré, dans l'évidence de n'être ni très heureux, ni très malheureux, simplement dans la mélancolique douceur de vivre.


Là-dessus je crois entendre des ricanements. Un bonheur modéré ! Hou le vieux ringard ! Le père Gide claironne à mon oreille son glorieux «Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité !»

Cause toujours, André. Les trémolos, les fortissimo, les trompettes et les tambours, pourquoi pas, mais je les consomme avec modération. Les petites musiques paisibles à la Borgeaud me sont plus nourrissantes.


1987, l'année où il reçut le prix Médicis.
Borgeaud devant son pigeonnier.

*


Don Sanche d'Aragon, de Corneille, s'inspire en partie d'une pièce et d'un roman espagnols. Carlos, valeureux soldat, prétendument fils d'un pêcheur — il est en fait don Sanche, fils du roi d'Aragon, mais tout le monde l'ignore, lui-même compris — tombe amoureux de deux princesses à la fois (dont l'une est sa sœur), toutes deux amoureuses de lui sans l'avouer, d'où un beau sac de nœuds que vient dénouer in extremis le contenu d'un petit écrin révélant le secret de sa naissance.

(Le résumé de cette œuvre en une seule phrase est une première mondiale.)

«Voici un poëme d'une espèce nouvelle», déclare l'auteur dans sa dédicace. Il n'appelle pas tragédie, mais «comédie héroïque» cette chose inclassable, toute pleine d'un romanesque extravagant.

J'étais curieux de découvrir cette rareté. On n'en parle jamais, et en la lisant on comprend pourquoi. Il est permis d'y voir un sacré fatras. Y surnagent, comme toujours chez Corneille, quelques beaux et nobles vers, mais il y a aussi, dans cette petite sœur du Cid, de belles tirades où l'amour et l'honneur s'affrontent, des états d'âme féminins délicats, des joutes amoureuses compliquées qui font presque de Corneille le chaînon manquant entre Mme de Scudéry et Marivaux, plus une dose de kitsch cornélien, ces images réjouissamment outrées, lorsque le roturier superbe, par exemple, s'exclame :


Se pare qui voudra des noms de ses aïeux :

Moi, je ne veux porter que moi-même en tous lieux ;

Je ne veux rien devoir à ceux qui m'ont fait naître,

Et suis assez connu sans les faire connaître.

Mais pour en quelque sorte obéir à vos lois,

Seigneur, pour mes parents je nomme mes exploits ;

Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père.


Ceux qui prennent un plaisir pervers au monstrueux chez Corneille ne seront pas moins transportés par l'envolée ci-dessous, modèle de tératologie psychologique, où le même Carlos s'adresse à la princesse :


Je vous aime, Madame, et vous estime en reine ;

Et quand j'aurais des feux dignes de votre haine,

Si votre âme, sensible à ces indignes feux,

Se pouvait oublier jusqu'à souffrir mes vœux ;

Si par quelque malheur que je ne puis comprendre,

Du trône jusqu'à moi je la voyais descendre,

Commençant aussitôt à vous moins estimer,

Je cesserais sans doute aussi de vous aimer.


Je ne crois pas qu'on ait repris récemment cette pièce ahurissante, et c'est dommage sans doute. Son côté forcené, qui semble l'éloigner de nous, pourrait bien être au contraire ce qui en elle reste à même de nous toucher.


Édition bon marché, texte intégral.
Le Panthéon populaire illustré, vers 1850.

*


Après avoir suivi Corneille dans ses fières hauteurs, ne pourrait-on pas redescendre et souffler un peu ?


J'aimerai cette pauvre lumière

qui est sur vous, mes murs.

Cette pauvre lumière que vous me tendez

je m'en contenterai, oui, je la célébrerai.


C'est Paul de Roux qu'on entend là, poète discret, récemment disparu, auquel d'autres auteurs, ces jours-ci, assez nombreux, rendent un hommage discret mais fervent.

J'aurais dû le découvrir plus tôt. Un gros volume de Poésie/Gallimard, paru il y a deux ans, regroupe trois de ses recueils et je me sens aussitôt chez moi dans le premier, Entrevoir (1980).


Les plus chères ne furent peut-être pas les roses

mais les ronces, les vives ronces dans la brume...


Un regard attentif aux choses les plus humbles, à l'infime, à l'indécis, au fragile, aux «allégresses minuscules». Une voix douce, une mi-voix plutôt. Peu d'images, mais d'une rare justesse :


...plus haut des cris d'oiseaux émiettent la lumière...

...ô mes vagants qui décantez le paysage à grands coups d'ailes...


(Un homme qui aime les oiseaux peut-il être mauvais ?)

Mais cette humilité n'est pas un repli sur soi : si pauvre soit-elle parfois, la lumière est là, qui «ouvre tout chemin sans me dire où il va», qui par moments élargit brièvement l'horizon, et


Voilà que le cœur des hommes est une plume

qui tourbillonne et s'abîme entre les sphères.


Ce va-et-vient de l'infime à l'immense fait planer par instants sur ces poèmes l'ombre du grand Follain.

Dans les recueils suivants je retrouve moins la fraîcheur et l'enchantement, le chant me semble moins naturel, plus cérébral — à moins que ce soit moi qui n'aie pas su encore trouver la clef ?


...peut-il être mauvais ?
Un homme qui aime les oiseaux...

*


Et l'on repart dans la violence et la souffrance, en Grèce aujourd'hui, en pleine crise, dans le quartier d'Athènes le plus explosif : Exàrkia — tel qu'il faudrait l'écrire pour qu'il soit correctement prononcé, ou Exarcheia, comme l'ont voulu Dimitrios Mastoros (le dessinateur) et Nicolas Wouters (co-scénariste). Sur la couverture ce nom n'apparaît en grec : ????????, ce qui d'un point de vue commercial est pour le moins audacieux. Sous-titre (en français) : L'orange amère. Éditeur : l'excellent Futuropolis.

Dans Exarcheia, repaire athénien des intellos et des anars, un jeune Grec revenu voir son oncle et sa tante bistrotiers trouve le quartier envahi par les immigrés et les drogués. L'oncle épuisé part à l'hôpital et le héros doit affronter une série d'emmerdes et d'embrouilles sans fin. Il côtoie des paumés et des crapules en tous genres, mais aussi des militants, des citoyens courageux qui luttent pour aménager un peu l'enfer. Un parc autogéré voit le jour. Un chien infirme, le train arrière monté sur des roues, mais qui refuse de mourir, va et vient dans ces pages, nouvelle incarnation du pays à la place de Zorba the Greek.

Tout cela très sombre, à juste titre. Violent, mais honnête et nuancé. J'avoue que dans tout ce bruit et cette fureur j'ai un peu perdu le fil, ne sachant plus très bien qui était qui et qui faisait quoi, mais ce malaise ajouté aux autres, après tout, sert le propos du livre en renforçant l'impression de rêve poisseux, de réalité insaisissable. Le dessin, sombre lui aussi, tout en sépias fuligineux, a une force de conviction remarquable.


Bizarre de revoir en BD des lieux connus par cœur...
Crevé, increvable.

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Coïncidence ? Juste avant d'écrire cette page, au cours d'une de ces balades surfeuses riches en rencontres imprévues, tombé sur une rareté vue autrefois : Une nuit sur le Mont chauve, images de feu Alexandre Alexéieff sur la célèbre musique de Moussorgski.

Tournées en 1933 selon la technique de l'écran d'épingles, qui remplaçait le trait par des brouillards d'ombre et de lumière, ces huit minutes fulgurantes nous submergent de leurs visions d'enfer jaillissant et retournant à la nuit. Sorti de là secoué, j'ai vu un instant se superposer la montagne russe et la colline athénienne de Strèfi, étrange mélange de cauchemars.


Le prologue du Procès de Welles, c'est Alexéieff aussi.
Jaillissant et retournant à la nuit...

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Il y a là deux sœurs médiums, un riche producteur illuminé, la magie et les mensonges du cinéma, les années 30 et l'antisémitisme, des dialogues avec les morts, des décors somptueux, un trio d'acteurs fascinant (Nathalie Portman, Lily-Rose Depp, Emmanuel Salinger), et au total un film bourré d'intentions qui semble s'égarer un peu en tous sens, mais peut-être pas, et qu'on a eu envie de voir parce qu'il divise la critique et le public. Cette errance narrative que certains reprochent à Planetarium de la jeune Rebecca Zlotowski pourrait bien être une façon parmi d'autres de montrer que nous sommes égarés, que tout nous échappe, que le mystère est partout. Ce film à l'écoute des morts fait penser au premier Desplechin ; ce puzzle énigmatique rappelle par moments le Resnais de Marienbad et de Je t'aime, je t'aime. C'est en même temps, tout simplement, une étrange et très romanesque histoire d'amour.


Emmanuel Salinger, bouleversant.
Dévoré par son rêve.

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«Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain». Dans son Décalogue 9 (1989), Kieslowski prend quelques libertés avec le thème imposé, puisque le héros, devenu impuissant, est un mari trompé et non trompeur. Sa femme, en fait, est en train de quitter son amant, mais à la suite d'un quiproquo le mari va tenter de se suicider.

Cette histoire de jalousie n'est sans doute pas le meilleur des dix épisodes, mais ce qui la rend attachante, outre la subtilité de la mise en scène comme toujours, avec ses détails mystérieux, c'est l'humanité du personnage principal, ses contradictions, la souffrance mortelle que lui inspire la liaison de sa femme qu'il avait lui-même encouragée.


Piotr Machalika, Ewa Blaszczyk
Le mari et sa femme.

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L'adultère, encore et toujours ! Notre rétrospective Guitry, suivant la chronologie, nous amène en 1937 à Faisons un rêve, où Guitry lui-même convoite et séduit la femme de Raimu — lequel, de son côté, n'est pas blanc comme neige. Cette agréable comédie atteint par moments les sommets, notamment lors de la scène où Guitry drague l'épouse avec un bagou irrésistible qui laisse le spectateur aussi ébahi qu'elle.


Le rôle a été repris notamment par Lamoureux et Arditi.
Jacqueline Delubac, Sacha Guitry

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Mais pas besoin de finesse pour séduire. À preuve, la façon hussarde dont un bouffon inculte et braillard a mis la main au cul de l'Amérique. La pauvrette, si attachante soit-elle par ailleurs, s'en retrouve ridiculisée à jamais. (Mais au fond, faut-il s'étonner que des crétins élisent un crétin ?)

Autre spectacle indécent : notre peuple de droite roucoulant aux pieds de notre dernière Andouille du mois, ce notaire de province faux jeton dont la médiocrité humaine crève les yeux.

Ces deux hommes aussi différents que possible se ressemblent au fond : tous deux sont ce que peuvent souhaiter de mieux les riches et les puissants.

Je viens d'écrire le mot peuple. Ah ! le peuple. Nous le chérissons, le divinisons — le peuple qui élut Hitler, qui adula Staline et qui vient de se Trumper tragiquement une fois de plus. Le peuple roi des cocus, qui d'habitude s'allonge devant ceux qui le sodomisent le plus salement.

Où chercher, ces jours-ci, des raisons de croire à la sagesse du peuple, si ce n'est dans quelques rares pays froids ? Nous ne pouvons pas tous aller vivre en Islande... Qui dit mondialisation dit contagion. C'est la planète entière aujourd'hui qui pue de la gueule.


Trump ? Un ass !
Et quand je dis de la gueule...

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Soyons égoïste. Le travail occupe, le travail console. Les projets sont nombreux. Le Miel des anges vient de publier trois nouveaux titres : un recueil entier d'Andrèas Embirìkos, Ce jour d'hui comme hier et demain, un large choix de poèmes de Yòrgos Markòpoulos sous le titre Chasseur caché et le volume 2 des Nouvelles fraîches avec quatre nouvellistes jeunes (ou encore jeunes) inédits en français : Theophano Kaloyànni, Còstas Kavanòzis, Nìkos Koufàkis et Dimosthènis Papamàrkos. Tous les détails sur le site de nos éditions (lemieldesanges.fr) et notre page Facebook.

Le 2 décembre à Marseille, nouveau concert-lecture à Leda Atomica. Trois voix : Kalliroï Raouzèou et Elèni Bràtsou chantant et leur humble serviteur lisant ses traductions. Nouveau programme avec trois poètes : à Kavvadìas se joignent Cavàfis et Karyotàkis, tous deux bientôt publiés au Miel des anges.


Kalliroï à gauche, Elèni à droite.
Romans, novembre 2016.

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Au programme de janvier, Corneille encore, Walser, Vandana Singh, Thibaux, Devaulx, de Haes, Taillandier, Rabaté, Merleau-Ponty.











SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)




1


Est-ce qu'on ralentit en vieillissant pour retarder l'heure de la mort ?



2


C'est le bon tour qu'aime à nous jouer la vie : à vingt ans, quand elle est à même de satisfaire plein d'appétits, on fait la fine bouche ; vieux, quand elle se métamorphose en pain sec, on serait goinfre.



3


Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples.








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