PAGES D'ÉCRITURE

N°89 Février 2011



BRÈVES


Ce maudit livre qui refuse de se livrer, combien de pages dois-je en lire avant de le refermer, découragé ?

Je connais Zbt et je l'estime. J'avais ouvert ce roman de lui jadis avant de caler au bout de trois pages. Quand le tirage au sort mensuel l'extrait de la bibliothèque-purgatoire, je me dis Très bien, ce coup-ci je vais y arriver.

Pas si mal, en fait, le roman de Zbt ! Une écriture savante, sensible, subtile. Oui mais pourquoi cette narration compliquée, sans raison apparente, qui m'oblige à relire plusieurs fois ? Et puis rien à faire, mon cher Zbt, pas moyen de m'intéresser à tes personnages. J'avance à grand-peine comme en vélo face au vent. À la page 40, pied à terre.

La route s'arrangeait-elle ensuite par miracle ? J'imagine un troisième essai dans une vingtaine d'années, où j'atteindrai, mieux entraîné, la page 100.


*


Carole, tire un autre bouquin !

Cette fois encore, le hasard désigne un auteur avec qui j'ai dîné en ville, et un roman tombé de mes mains. Pourtant elle est sexy, Eulalie de Désiré Combas, aux éditions de la Gourgandine. L'érotisme, je n'ai rien contre. Mais c'est un genre casse-gueule entre tous. On y tombe si facilement dans le cliché ! le mot juste est si dur à trouver entre le terme cru et la métaphore trop cuite !

D'entrée, une adolescente sublime se dénude sur le quai d'une gare pour le vieux (quarante ans !) qu'elle vient de rencontrer dans le train. On ricane, évidemment. On a tort sans doute. C'est affreusement invraisemblable, hélas, mais la loi du genre n'est-elle pas de nous emmener au pays des rêves ? Le roman érotique est un conte de fées. La suite va d'ailleurs pousser le bouchon encore plus loin, en toute extravagance : excès de sexe, bien sûr, mais aussi de boisson, crimes divers, folle virée jusqu'en Espagne — comme dans l'Histoire de l'œil du grand Georges Bataille, dans une sorte d'hommage lointain, mais sans l'horreur sacrée qui imprègne ce livre prodigieux. Tout au long de la lecture j'oscille entre adhésion et rejet ; je trouve cela finement écrit, avec une élégance un peu désuète, légère et vive, oui mais il y a aussi des négligences ; j'aime cet éloge de l'insouciance, de l'innocence, ce vent de liberté souveraine qui souffle ici, comme le veut l'une des lois du genre, oui mais la très jeune héroïne est si totalement libérée, si impérieusement conquérante que c'en est vraiment trop, et le récit avance ainsi, de tangage en roulis, manquant chavirer lors d'une orgie ringarde entre un ministre et douze putes, avant de s'immobiliser dans la mémoire entre grandiose et ridicule.

Comment ? Donner un échantillon ? Enfin voyons, ce site n'est pas un lupanar !

On insiste ? On l'aura voulu :

«Quand elle fut entièrement érigée, ma verge trouva la passe, emprunta le détroit. Elle se tendit dans le corps de la déesse, fut possédée en ses cavernes marines, tout mon être arqué sous elle, puis s'étira dans ses courants, jeta sa proue gonflée sur ses brisants...»

J'avoue que ce genre de prose me gonfle un peu — et pas dans le sens voulu. Mais n'accablons pas ce livre qui me retient surtout par le personnage de l'homme soumis à l'effrayante gamine, dans une sorte de machisme à l'envers qui viole un peu une autre loi du genre :

«J'acceptai de n'être qu'une argile banale pétrie par ses mains, seulement curieux de la forme nouvelle qu'elle me donnerait.»

Prendre une forme nouvelle... Beau thème, on en reparlera.


Gare à la nudité ! Elle nuit.
Paul Delvaux, L'âge de fer, 1951.

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Nous revoici dans le train, cette fois jusqu'au bout du livre, et revoici le désir, mais traité sur un autre ton, par l'une des stars de ce site : Jean-Pierre Martin, auteur d'essais lumineux et d'épatants récits autobiographiques. Son roman, Les liaisons ferroviaires (Champ Vallon), s'installe dans une voiture de TGV pour observer les relations de séduction qui se nouent le temps d'un voyage. Le presto fortissimo de la baise déchainée, façon Eulalie, cède ici la place à l'allegretto des débuts du désir, joué en sourdine. Le désir, diffus et léger cette fois, tourbillonnant et joyeux, circule inlassablement dans les regards et dans les mots — une débauche de regards et de mots, entre ceux qui s'observent et se désirent et ceux qui les observent, une ronde sans fin où l'on saute d'un personnage à l'autre, avec en maîtres des cérémonies un contrôleur dragueur et un steward poète, sous l'œil d'un sociologue des relations amoureuses et de l'auteur-narrateur, tous deux un peu dépassés par les événements.

On l'imagine, l'auteur, tout au long de ses voyages en TGV, levant le nez de son livre, notant les menus trésors qu'ont détecté son œil et son oreille, son regard d'ethnologue ou d'entomologiste, aiguisé mais bienveillant jusque dans la rosserie.

Et souriant.

Cela fait plaisir, un livre heureux. Un livre qui ne se pousse pas du col, qui prétend raconter simplement des histoires, mais qui à force de finesse dans le détail, de justesse dans la vision d'ensemble, d'humour, d'ironie tendre et de discrète virtuosité dans l'écriture, gagne sans cesse en ampleur au fil des pages pour aboutir à ce sentiment rare et mystérieux, unanimiste, de connivence fraternelle entre les êtres, consciente ou non.

Petite pause loin du bruit et de la fureur. Les temps sont durs, ils le seront toujours, mais un bouquin pareil nous aide à ne pas désespérer. Rien n'est perdu tant qu'il est possible, et que nous gardons l'envie, de nous séduire les uns les autres. Ces Liaisons ferroviaires sont l'un des plus beaux éloges qui soient de la drague, cette «expérience littéraire pourrait-on dire, voire, philosophique, voire, métaphysique.» Être séducteur d'élite, «ça ne s'improvise pas... ou plutôt ça s'improvise à condition d'avoir déjà une bonne connaissance de l'harmonie, des enrichissements d'accord et du vocabulaire de base... un matériau musical à disposition, des ornements appris qui vous viennent comme spontanément... Ça s'apprend dès l'enfance, la séduction... Ça se travaille...» «La séduction, il devrait y avoir des écoles pour ça, comme l'instruction civique.»

Comme quoi être pédagogue et jazzman, comme Jean-Pierre Martin, ça vous marque, ça aide à vivre, et à du même coup aider les autres à vivre. Les paroles que je viens de recopier dévotement devraient être apprises par cœur dans nos écoles...


Il est en train de lui taper dans l'œil.
Premiers regards.

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Autre familier de ces lieux, autre texte de l'année : François Bon, Une traversée de Buffalo, sur publie.net.

L'un des avantages de l'édition numérique, c'est la possibilité d'associer l'image à l'écrit sans que cela ne côtecoûte rien. Ici, textes brefs et photos alternent à parts égales, le plus excitant étant qu'il ne s'agit pas d'un écrit illustré, ou d'images lestées d'un commentaire : le textuel et le visuel travaillent à égalité.

D'une part, des images aériennes piquées à Google-earth : vue d'avion, Buffalo, grande ville américaine, moderne, anonyme — on pourrait être n'importe où —, réduite à une épure, à une géométrie de droites et d'obliques où l'on tourne en rond.

D'autre part, un texte né d'une traversée effective de la ville, mais qui dévie constamment, de l'observation du réel vers l'imaginaire, tendance anticipation, en passant par la réflexion sur la relation entre l'homme et la ville.

La force extrême de ces soixante pages, où l'on retrouve la langue de l'auteur, dense, tendue, rude, résulte — à l'encontre du manichéisme et du catastrophisme fréquents dans la SF — d'un point de vue mouvant, entre adhésion et rejet, émerveillement et horreur, entre téléguidage des véhicules et fenêtres condamnées partout, gratuité étendue et humains semblables à des robots ? Vision plutôt sombre, mais il y a dans la ville, bien cachée, une rue pareille à celles d'autrefois, tandis que se cachent un peu partout des survivances à demi effacées, mystères à déchiffrer. Ainsi, dans l'ancien cimetière abandonné :

«Avec le temps, maintenant qu'on n'entretenait plus, il semblait que les pierres dessinaient un incompréhensible message : on écrivait ainsi, autrefois, pour les aveugles qui déchiffraient en passant le doigt sur les lignes. L'écriture des morts, disait-elle seulement ce qui les concernait, que nous ne savions plus lire ?»


Plusieurs autres livres de Bon sur publie.net
Fourmis que nous sommes.

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Le monde de l'édition, c'est comme la lune : il y a deux faces. Sur celle plongée dans l'ombre, à côté notamment de mes traductions d'auteurs grecs, on trouve la production des éditions en ligne de François Bon, publie.net, mélange de textes expérimentaux et de classiques revisités, dont aucun journaliste papier n'a commenté encore, je crois bien, en trois ans d'existence, l'activité bouillonnante.

Sur la face éclairée, quelques stars pondeuses de best-sellers faciles, genre Pancol ou Houellebecq, mais aussi (par quel miracle ?) des clients plus sérieux. George Steiner par exemple. Ses essais plutôt exigeants se vendent bien ; on ne peut évoquer «le grand Steiner» (je cite une de ses quatrièmes de couve) sans une déférence qui m'agace un peu. Je me souviens d'avoir lu l'Après Babel du «brillant Steiner (expression devenue cliché), mais de quoi cela parlait donc ? Pas brillant de ma part. Pour expier je m'impose une pénitence : Lectures, recueil de ses chroniques du New Yorker (Arcades Gallimard).

L'intérêt de ce genre d'ouvrage, c'est d'aiguiser l'appétit du lecteur en lui montrant de nouvelles nourritures, ou peut-être de nous dispenser de lire en nous livrant concentré, prémâché ce qu'on ne peut pas encore (ou ce qu'on ne peut plus, ou ce qu'on ne pourra jamais) digérer tout seul. Voyons donc.

Éloge de Nabokov — d'accord, il est à mon programme. Belles pages sur Arthur Koestler, jadis flingué par Sartre et consorts, mais qui mérite qu'on le fréquente. Descente en flammes de Cioran, sans doute méritée, à vérifier.

L'ensemble est plutôt bien, aucun doute. Mais sans rien de bouleversant. «Brillant», «intelligent», certes, mais sec et froid, et sans grands bonheurs d'écriture. Quelques erreurs factuelles auraient dû être corrigées ; sans doute le temps pressait. La traduction est l'œuvre d'un stakhanoviste notoire ; il traduit vite et ça se voit rapidement.


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Alain Golomb, lui, n'est pas une star, mais je donne les œuvres complètes de Steiner pour le livre que cet homme de l'ombre nous offrit voilà quelques années, Profs et cie, aux éditions Arléa. L'une des plus belles choses jamais écrites sur le métier de prof.

Pédago dans l'âme, Golomb nous propose aujourd'hui, chez Payot, un Petit guide de lectures qui aident à vivre. Une cinquantaine d'ouvrages recensés, le défi que s'impose l'auteur étant de présenter chacun en deux pages maximum, avec citations abondantes, de façon à la fois assez claire et assez fouillée pour toucher en même temps ses élèves et leurs parents.

Pari difficile, pari tenu. Le lecteur aguerri trouvera peu de révélations dans ce défilé vertigineux, les œuvres choisies étant pour la plupart très connues, mais les commentaires ont de quoi aiguiser autant le désir de relire que celui de lire. Surtout, aucune sécheresse, aucune froideur ici, mais une ferveur évidente, et une vision éminemment sympathique, loin du dogmatisme et de l'arrogance de celui-qui-sait. L'auteur avoue voguer dans un océan de perplexités, on le comprend, on l'approuve. Et son commentaire sur Le misanthrope, par exemple, réflexion express sur le refus des compromissions et l'apprentissage du compromis nécessaire est un modèle du genre. Golomb nous dit là entre autres «que la vérité est dans la confrontation. Dans l'éternel débat. Entre Alceste et Philinte. Entre Alceste et Célimène. Entre Alceste et soi. Entre soi et soi-même.»


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Restons avec les profs. Frappé par les deux précédents livres de Catherine Henri : De Marivaux et du Loft et Un professeur sentimental, tous deux chez P.O.L, je me rue sur le troisième tout frais paru : Libres cours, P.O.L. toujours.

L'auteur, prof de français qu'on devine géniale (voir les analyses de livres et de textes qui parsèment ses livres, admirablement fines et pourtant accessibles), aurait sa place en khâgne ; elle enseigne dans un des lycées parisiens les plus mal cotés pour cause de diversité sociale. Sa tâche est d'expliquer les livres et de les faire aimer à des ados en difficulté, issus de familles dépourvues de moyens, de culture et parfois même de papiers — une partie du boulot de l'enseignant moderne étant de se battre pour garder ses élèves, que certains s'obstinent à vouloir faire prendre l'avion.

Libres cours associe harmonieusement récit et réflexion, racontant tout ensemble : les livres, les élèves, la rencontre des premiers et des seconds, de façon précise et vivante. Le miracle s'accomplit sous nos yeux : des jeunes qui au départ n'en avaient rien à cirer découvrent Perrault, Flaubert, Cendrars et même Saint-John Perse !

Catherine Henri brille autant par sa modestie que par son talent, et elle aussi, comme Golomb, fait œuvre de salubrité publique en combattant les certitudes :

«Professeur n'est peut-être pas un métier, mais un état, un état d'éveil et d'incertitude à la fois. Les certitudes, ce sont mes élèves qui les ont, ou croient les avoir.»

L'ensemble est d'une richesse intellectuelle et humaine exemplaire, qui me console un peu de ce que j'ai parfois entendu, tout au long de mon parcours, dans la salle des profs...


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En lisant mes deux collègues, je comprends mieux en quoi mon ancien métier d'enseignant m'a marqué, m'a donné ma forme présente. Et M. Poirier, qui officiait jadis dans mon lycée ? A-t-il laissé son empreinte sur son double Julien Gracq, en dépit de la cloison étanche qu'il dressait entre lui et lui ? (Quel couple étrange.)

Je relis ce mois-ci La forme d'une ville, où le maître décrit sa relation peine de tendresse avec Nantes, sa ville bien-aimée. En fait il n'y passa que ses années de lycée, derrière les murs de l'internat. La Nantes qu'il fait minutieusement revivre est, lui-même l'avoue, «à demi connue, à demi rêvée», ce qui ne l'a pas empêchée de le marquer profondément. Le projet du livre sera double : montrer comment une ville donne sa forme à un homme, et réciproquement.

Tout un livre sur une ville. Une gageure. Certains passages descriptifs traînent un peu, et il arrive à Gracq de s'auto-pasticher, mais oublions, tant le livre accumule images superbes et pages d'anthologie. Gracq est le plus enchanteur des guides, «plus sensible (...) à l'odeur, au hâle, au grain de peau d'une ville qu'aux bijoux dont elle s'enorgueillit, si isolés de sa substance qu'ils en donnent parfois l'impression d'être amovibles». Une ville est une machine à fabriquer du rêve, il nous le fait sentir mieux que personne, et cette leçon de promenade et d'émerveillement pourrait avoir pour titre La ville, mode d'emploi.

Les plus belles pages selon moi : celles sur le charme des divers faubourgs, sur l'opéra (les artistes lyriques locaux, p.92), le nom de Nantes, analysé avec gourmandise (p.201), ou ce moment étrange, quasi religieux d'»illumination quiétiste» (p.121), le plus beau étant peut-être, le jeune homme ayant passé son bac, les adieux à la ville.

«Aucune ville n'était mieux faite aussi pour désancrer de bonne heure une jeune vie, pour décloisonner le monde d'avance au devant d'elle : toutes les navigations imaginables — bien au-delà de celles de Jules Verne — trouvaient complaisamment leur point de départ dans cette ville aventureuse.»

C'est contagieux. «Cet allègement mental» que Nantes a procuré au jeune homme, ce livre nous l'offre à nous aussi.


Il avait alors 47 ans, on a peine à le croire. Elle fut, dit-on, la femme de sa vie, de 1953 jusqu'à sa mort en 1961.
Louis Poirier et Nora Mitrani, 1958.

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Le point commun entre Gracq et Maigret ? Le fameux commissaire a étudié à Nantes, lui aussi ! C'est ce qu'on apprend dans Les mémoires de Maigret, l'un des livres les plus curieux de Simenon. Non seulement le personnage chipe la plume à son créateur, mais celui-ci devient personnage à son tour — les deux hommes se rencontrent et deviennent amis — dans une savoureuse inversion des rôles.

La situation est quelque peu comique, le roman s'en trouve tout saupoudré d'humour, ce qui masque un peu le côté vertigineux de l'entreprise. N'y a-t-il pas toujours chez Simenon, derrière la grisaille affichée, quelque chose de sombre et monstrueux ?

Ce roman — qui n'en est pas vraiment un, dépourvu qu'il est d'intrigue linéaire — nous étonne aussi en ce qu'il nous montre un Maigret inconnu. D'abord, le commissaire insiste sur les différences entre le «vrai Maigret» et le Maigret de Simenon ; de plus, il décrit essentiellement celui qu'il fut avant sa grande époque : l'enfant, le jeune homme, ses débuts peu glorieux dans la police. La sympathie qu'on éprouvait pour le personnage n'en sort pas diminuée, au contraire, tant sont visibles ici les qualités qu'on lui connaissait déjà : amour du métier, humilité, humanité.

Lire Simenon en Pléiade (on trouve ces Mémoires de Maigret dans le tome II, aussi riche que le premier), c'est un peu comme se taper une bière dans une flûte à champagne, mais l'auteur mérite bien de tels honneurs, et le commentaire de Benoît Denis apporte d'intéressantes lumières, sociologiques et autres, totalement absentes aux Presses de la Cité..


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Qu'allons-nous trouver de bon ce mois-ci dans le Dictionnaire amoureux des menus plaisirs d'Alain Schifres, que nous dégustons par petites goulées ces temps-ci ?

«L'ombre est le don le plus généreux du soleil.» C'est dans le très charmant texte sur les «Moments parfaits», mais le plus délicieux est sans doute «Matin», cinq pages consacrées à ce moment si ordinaire et extraordinaire, au plaisir de se lever tard, au bonheur de se lever tôt surtout.

«J'ai besoin du sommeil des autres. Formidable exaltation du moi, quand tout autour de vous en écrase. Vous êtes le maître. Même le président de la République ne pèse pas lourd à vos côtés. Un président de la République endormi n'est qu'un pauvre homme auprès d'un gaillard de la base déjà debout. Le petit matin est très supérieur au grand soir pour faire des révolutions.»

(À suivre.)


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Après cette petite pause bienvenue, abordons la partie la plus difficile du parcours.

Souhaitant mieux connaître la poésie française d'aujourd'hui, j'ai demandé une liste de noms à quelques spécialistes. Après Antoine Emaz et Ariane Dreyfus, voici Jean-Pascal Dubost. Pour faire bien les choses, acheté deux de ses recueils : Nerfs (La Dragonne, 2006) et Fatrassier (Tarabuste, 2007). Le second parle de corbeaux, de sangliers, de bouffe, de mots rares ; le premier, euh... je ne sais trop.

Le mieux est de donner un exemple :

«Devant la recrudescence des blougs de blougs de plougs des villes parqués dans des zones à bonheurs pavillonneux côte à côte serrés et désagrégés par l'inconvénient rural, coq qui coqueline à l'aube ou déchets de crépidules qui puent, les nerfs riverains du cœur font de la raison une guerre civile et contre mauvaise fortune bon cœur plongé dans un blanc sec —»

Le thème général — je crois : les nouvelles du monde qui nous assaillent et leurs échos en nous. Une langue mêlant néologismes et archaïsmes, régionalismes et argotismes, mots-valises, calembours, écholalies, citations, bribes et débris divers malaxés ensemble. On dirait une digestion en cours. Un compost en pleine fermentation.

Voilà qui peut désorienter. Et encore, la syntaxe dans ce poème-là ne souffre pas trop.

La solution de facilité serait de fuir vers des rives plus molles et douces. Mais pas question ! On a des principes ! Je dois même dire que je lis Dubost avec un plaisir assez surprenant, compte tenu de son obscurité et de l'humiliation qu'il m'inflige : un traducteur de poésie contemporaine qui n'y pige que couic. Tout cela n'est pas du vent, on sent de manière très physique une matière vivante et l'énergie qui la parcourt. On reviendra, cher Dubost. Et le mois prochain on réessaie avec un autre.


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Côté cinéma, ce mois-ci, petite cure de comédie.

Le cavaleur de Philippe de Broca (1978), où Jean Rochefort, pianiste de concert, dont les doigts préfèrent les femmes à son clavier. La participation au scénario de Michel Audiard (que d'habitude je n'aime pas beaucoup) ajoute à cette charmante comédie une pointe de méchanceté insolite et bienvenue.

Le nouveau Mike Leigh, Another year, petit bijou comme d'habitude, drôle sans cesser d'émouvoir, avec ses personnages à la fois étonnants et tellement vrais, ses acteurs épatants malgré leur mocheté, non : à cause d'elle. Une mocheté profondément humaine. (Festival de dentitions british.)

Tirés du coffret reçu à Noël, l'intégrale Etaix — un must ! —, l'opus 1 (Le soupirant) et l'opus 3 (Tant qu'on a la santé), plus les courts-métrages. Restaurés, comme neufs, étincelants. On rit autant qu'autrefois. On admire encore davantage. Fasciné par l'image où les gags défilent à grande allure, on oublie de remarquer les trouvailles de la bande-son. On pourrait regretter un certain manque d'émotion, mais non, cela fait partie du jeu, ce côté un peu froid donne à ces films une pureté parfois presque inquiétante, une étrangeté elle aussi intacte.

Vivement le mois prochain pour la suite !


Amateurs de camping, fuyez...
Etaix (à droite) dans Tant qu'on a la santé.

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Et si l'on passait en Amérique ? Voici deux westerns, deux classiques, souvent évoqués ensemble car ils creusent le même thème (l'invasion des barbelés, la mort du Far West libre et sauvage) et portent la marque du même acteur, Kirk Douglas.

Dans L'homme qui n'a pas d'étoile de King Vidor (1955), solide histoire de rivalité entre propriétaires de troupeaux, l'acteur en fait des tonnes, hélas, dans son personnage de cowboy buveur-bagarreur-tombeur-au-grand-cœur, mais l'ensemble du film est malgré tout superbe. Dans Seuls sont les indomptés de David Miller (1962) la star se fait plus discrète. Sur un scénario admirable de Dalton Trumbo, dans un noir et blanc crépusculaire, nous assistons à la fin lugubre du dernier homme libre, et c'est poignant.


Le monde ancien et le nouveau.
David Miller, Lonely are the brave.

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Mais le choc du mois est un film inconnu, qui a mis vingt ans à nous parvenir et vingt jours pour quitter nos écrans.

Cabeza de Vaca de Nicolas Echevarria, qui nous vient du Mexique, retrace l'histoire vraie d'un conquistador qui au lieu de massacrer les Indiens, fut leur prisonnier avant de les conquérir par la douceur, de devenir leur chamane vénéré, puis d'assister impuissant à leur mise en esclavage. Destinée incroyable, dépaysement absolu. Le cinéaste a été documentariste ; le miracle de ce film, tourné avec de vrais Indiens, c'est qu'il nous montre la vie et en particulier les rituels supposés de ces tribus avec un naturel si parfait qu'on s'y croirait, et qu'en même temps tout est réglé comme un ballet, somptueusement stylisé — la quadrature du cercle ! Un mélange de Jean Rouch et de Miklos Jancso, ce Hongrois fou des années 60, aujourd'hui oublié. Ce Cabeza de Vaca hiératique et débordant, tourbillonnant et lent, si profond, si riche, combien sommes-nous à l'avoir vu ?


Ça paraît mieux que la messe...
Rituels reconstitués.

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On profite d'être au Mexique pour un petit crochet par le Brésil de Villa-Lobos. Oui, j'ai déjà parlé de lui en septembre, mais il faudrait plus d'un an pour faire le tour du continent géant qu'est son œuvre. J'explore lentement les pièces pour piano, voici le quatrième des neuf CD, parfois debussyste, parfois bartokien mais sans servilité, villa-lobossien surtout, à savoir délicieusement dansant, tout débordant de rythmes et d'allégresse.


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L'Amérique toujours. Expo au Musée d'art moderne sur Jean-Michel Basquiat, ce voyou de la peinture, new-yorkais originaire de Porto-Rico et d'Haïti. Guère attiré par ce que j'ai vu de lui, j'y vais en traînant les pieds, pour faire plaisir à Carole. Et suis époustouflé.

Je n'aurais pas dû juger ce type à partir d'une œuvre par ci par là, reproduite sur papier glacé. Il faut les prendre par dizaines en pleine gueule, en taille réelle, géantes, avec leurs matériaux frustes, la gesticulation des formes, les hurlements des couleurs. Huit ans de création frénétique, à jets continus, comprimée ici dans quelques salles toutes vibrantes. On comprend qu'après une telle débauche il soit mort à vingt-huit ans.


Sa chevelure à l'image de sa peinture.
L'homme et l'œuvre.

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En ressortant de l'expo, on ne sait que penser : cette mort précoce, quelle tristesse ! ce jeune talent, quel bonheur ! Notre situation politique, c'est pareil : l'accablement devant l'indignité de nos maîtres est souvent compensé par l'euphorie qu'engendre une certaine perfection dans le ratage. Qui chantera comme elles le méritent, par exemple, les gaffes grandioses, la rigide nullité de Mme Alliot-Marie ?

Pas moi, en tous cas. À propos, madame, Tarnac, ça avance ?

Fidèle à mon goût pour l'infime, je préfère épingler, dans le domaine de l'éducation nationale, un fait minuscule. Les élèves de CM2 ont donc dû se soumettre ces derniers jours à une évaluation nationale. Parmi les questions, il fallait classer douze mots en trois familles et nommer celles-ci. Autrement dit, par exemple, regrouper Voiture, Car, Camion et Autobus sous la désignation Véhicule.

Là où ça se gâte, c'est que l'élève ayant répondu Moyen de transport a zéro pour la question ! Seul Véhicule est admis. De plus, le mot générique à trouver est désigné dans l'énoncé sous l'appellation de mot-valise.

On croit rêver. Un prof, qui plus est chargé de pondre des sujets, et qui ne sait pas ce que c'est qu'un mot-valise ! C'est ce qu'on appelle un CATASPROF... Allons-nous le laisser entrer en sixième ?

J'ai vu débouler les premières évaluations nationales (en seconde) vers 1990. Je les ai toujours boycottées, ainsi que de nombreux collègues, et pas seulement par mauvais esprit systématique : elles étaient déjà mal fichues, d'un niveau allant du médiocre au minable, peu fiables, et l'on ne savait jamais trop à quoi cela allait servir. Les gens du ministère ne m'ont jamais inspiré qu'une solide méfiance, et je ne crois pas m'être souvent trompé. Continuez, chers collègues, le combat que j'ai déserté, honte à moi !


...des questions de l'évaluation.
Au rédacteur anonyme...

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Allons, tout n'est pas si sombre : le navire gouvernemental fait eau de toutes parts, l'espoir de le voir bientôt sombrer ensoleille notre hiver, et de nombreux Français s'indignent enfin, merci Stéphane Hessel. Le succès immense d'Indignez-vous ! suscite à gauche quelques réactions négatives, d'un niveau le plus souvent affligeant, mais que cela n'assombrisse pas trop nos journées. Ne l'oublions jamais : il y a aussi des cons à gauche. Et pas qu'un peu.


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En mars, nous lirons Nerval, Gracq, Fitzgerald, Volodine, Ortlieb, Ménard, Verger, Annocque, Albarracin et tout un tas de poètes méditerranéens. Côté cinoche, Etaix !









SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Tout trajet est une aventure. Les déplacements solitaires plus que les autres. Je n'aurais pas trouvés plus de satisfactions, de bonheurs, de frissons ou de belles rencontres dans l'endroit le plus reculé du monde. L'aventure est dans la manière du voyage plus que dans le lieu.



2


L'argent est un très bon valet et un très mauvais maître.



3


On ne forme pas impunément des générations en leur enseignant des erreurs qui réussissent.



4


Nous cherchons de toutes nos forces quelque chose qu'en fait nous redoutons absolument de prendre en compte.









L'HOROSCOPE

de Jean Kikine


POISSONS (19 février - 20 mars)


Pour vous, Poissons, nous nous réjouissons !

Côté cœur : tout ira bien.

Côté travail : tout ira bien.

Côté santé : ça devrait aller, à part de légers troubles du sommeil et de l'évacuation...

Si ces troubles persistent, Jean Kikine vous recommande ce mois-ci la lecture de... Stalker ! Eh oui : le tueur fou du Web, l'imprécateur obsessionnel, raciste et facho sur les bords ! Paradoxal, non ? Pourtant les études scientifiques s'accordent : si une page de Stalker vous excite plutôt, à plus forte dose (cinq pages et plus) ce pilonnage verbal aussi monotone que violent vous assomme à coup(s) sûr(s) :

«Dieu est grand bien sûr, et la Presse est toute petite, qui tente pourtant de Lui ravir sa place, qui prétend Le chasser du Saint des saints et, abomination de la désolation de la Parole, se repaître des sacrifices immolés à l'Idole. Regardez quel dédain à l'égard des croyants, de toute personne même qui, incroyante, respecterait tout de même le sacré, regardez quel extraordinaire mépris ces chiens hirsutes (qui de la religion ne croquent le plus souvent rien de plus que quelques clichés aussi jaunis que les dents de l'increvable pourriture Voltaire à la mamelle sèche duquel s'abreuvent une multitude de petits Onfray), témoignent à celles et ceux qui prient Le Dieu pour ensuite, ô scandale inadmissible, s'étonner que les fidèles les plus rigoristes profèrent à leur égard des menaces de mort à peine voilées, c'est le cas de le dire etc. etc.»

Attention, dans certaines pages, risques de vomissement.


L'horoscope de Jean Kikine

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