PAGES D'ÉCRITURE

N°15 Novembre 2004



TRANCHE DE VIE


Jamais venu dans cet étroit quartier de Suresnes, sur le coteau entre hôpital Foch et Défense, au-dessus des voies du train et du tram. L'explorateur n'aura jamais fini. Midi. Rues calmes, pavillons. Petits immeubles d'avant-guerre autour d'une ébauche de place avec épicerie, boulangerie et café. On croirait un vieux film. Des entrepôts côtoient des jardins. Dans un enclos juste assez grand pour elles, deux Simca rouillent tranquillement — il y a là un sage qui connaît le bon usage des bagnoles. Le lycée paisible où je viens faire passer le bac, vidé de ses élèves, brique rouge des années 20, couloirs aux boiseries désuètes, a lui aussi un air de Belle au bois dormant. Plus bas, à flanc de coteau, une longue impasse longeant la voie ferrée ; Paris à nos pieds, en partie voilé par les arbres ; les tours de la Défense, là-bas, ne s'approchent pas trop, juste assez pour jeter l'ombre d'une menace, de celles qui rendent plus douillet l'abri. On marche sur la chaussée comme au temps d'avant les voitures, sous un ciel de début d'été, immensément bleu, qui ramène d'autres ciels d'autres époques, le bonheur comme eux étant si proche qu'on croirait pouvoir le toucher.


*


Cette année, plusieurs voyages d'un jour, départ en train à l'aube, retour à la nuit. À vrai dire, ce n'est pas toujours un vrai voyage : pour animer une séance d'écriture à Aix-en-Provence, sur ce Paris-Lyon-Marseille archi-connu, le TGV n'est guère plus qu'une version longue du RER.

Mais Belfort, où je vais lire des poètes grecs... Belfort, que je ne connais pas plus que le chemin qui m'y emmène, c'est beaucoup plus loin que ne l'annonce la carte. Il faut prendre le train de Bâle, qui se faufile par des régions indécises dont on ignore jusqu'au nom, par des villes qui se réduisent au leur, Chaumont, Langres, Vesoul, avec des arrêts partout, Romilly-sur-Seine ! Culmont-Chalindrey ! Lure ! à travers champs, prairies, forêts, entre les douces collines d'une campagne basique, naïvement verte comme dans les bédés de l'enfance, tandis qu'au lieu de jouer les avions ce train-là prend son temps à l'ancienne, tel un ami qui vous ferait la lecture avec cérémonie, pesant chaque mot, soulignant le moindre détail dans une page aux beautés cachées.

Belfort à peine vue, stricte et pimpante comme une jeune épouse d'officier, paraît menue aux pieds du fort veillant sur elle, massif et redressé, redoutable, comme si plus loin commençait le désert des Tartares en personne.

Belfort fait un bout du monde convaincant, mais les plus mystérieux sont les plus proches. Quittant Paris ce matin le train a traversé la banlieue est, que j'avais explorée naguère patiemment, rue après rue, quinze ans de vadrouilles défilant à l'accéléré comme les images d'une vie, film achevé qu'on rembobine, et pour comble de bonheur cela s'est passé au petit matin comme alors, quand je courais — ou de grand matin, il faudrait dire les deux tant ce fouillis de banlieues, plus que jamais, m'est apparu à la fois intime et immense, précieux et dérisoire, dans une lumière fraîche qui n'était là que pour moi, personne dans les rues, les passagers du train plongés dans leur lecture ou somnolents, et moi qui sautais d'une fenêtre à l'autre, mon œil cherchant encore par habitude, au bout des rues, le trésor dont je n'ai jamais ramené que des bribes.

Au retour, la nuit, lente et légère, tombait pour la première fois sur ces contrées du matin. Reconnu au vol d'autres lieux minuscules, ce coin perdu de Champigny que je n'avais pas vu si proche d'une grande voie ferrée, au point que le train, tel un grand travelling à la grue, nous fait presque entrer dans les maisons. Juste avant la nuit, tandis qu'elles s'allumaient une à une comme des lucioles, sur les hauteurs de Neuilly-Plaisance un dernier éclat blanc, clin d'œil ou mouchoir qu'on agite, est parti de mon château d'eau — celui qui m'a montré la route, dicté un livre, aidé à grandir, et qui me fait signe encore sur sa faible colline, devenue pour moi Lourdes, Olympe et Fuji-Yama.


(Journal infime, 2001)


Le phare du bout du monde
Le phare du bout du monde.
(Photo Michel Lamoureux)








LECTURES, CINOCHE, ZIZIQUE


J'ai eu du mal avec Bergounioux. Deux de ses livres anciens m'ont emmigrainé, ne me laissant qu'un souvenir confus ; son recueil d'articles, La cécité d'Homère, m'a paru intelligent, froid, pontifiant sur les bords, travail de prof. Je m'obstine en achetant deux de ses petits derniers, Un peu de bleu dans le paysage, puis Simples, magistraux et autres antidotes, et là je craque.

Il parle de sa jeunesse, de son terroir, encore et toujours. Corrèze, dur pays. L'écriture est à son image : rugueuse, minérale, charriant avec une espèce de rage sourde des phrases martelées, frottées, aux termes techniques d'une précision coupante, phrases oscillant de la souplesse à la raideur, et d'une musicalité, d'une couleur assorties — rudes, elles aussi. Je pourrais remplir des pages du Verbier avec ma collecte bergouniouse d'effets sonores, voyelles, consonnes et rythmes... Aimer ce qu'on n'aimait pas : un sacré bonheur. Celui de l'enfant qui soudain mange avec plaisir un aliment détesté, qui comprend enfin quelque chose de trop compliqué jusqu'alors. Bébé grandit.

Parfois c'est l'inverse : l'auteur chéri qu'on a repris en se léchant les babines paraît soudain sans saveur, ou alors trop sucré, ou trop salé. Nous voilà déçus sans doute, mais là aussi la même satisfaction (ou consolation) finale nous attend : si les faiblesses d'un texte un beau jour nous sautent aux yeux, c'est sans doute qu'on a fait encore un petit pas de plus.


*


Arrivé au bout de L'adoration de Jacques Borel !

600 pages compactes. À la parution du livre (j'avais dix-sept ans) je m'étais dégonflé. Aujourd'hui, évidemment, je n'ai pas tout lu : de plus en plus, à mesure que j'avançais, je sautais les longueurs, les redites, les banalités, me fiant aux résumés de quelques mots placés en haut de chaque page par un auteur prévoyant. Sans doute y a-t-il ainsi des livres où l'on ne doit pas tout ingurgiter ligne à ligne, mais se laisser envahir globalement par un grouillement monstrueux. Elaguée, ramenée à 200 pages, L'adoration deviendrait svelte et vive et perdrait du même coup ce qui fait sa force : le débordant, le lancinant, toute cette folie.

Ce qui m'a empêché d'adhérer au livre, c'est moins cette incontinence nécessaire qu'un autre aspect, non moins pathologique : l'acharnement du héros contre lui-même. Un faible ce garçon, un nul, qui tout du long nous apparaît odieux. Or à trop se noircir on cesse d'être crédible ; plus grave encore, on chasse le lecteur, lequel, faute de vouloir s'identifier à un si lamentable narrateur, ne sait plus où s'asseoir dans l'œuvre. Voilà ce qu'avait compris Proust, encombrante idole de Borel, dont on sent l'ombre sur toutes ces phrases étouffantes, et qui a su, lui au moins, placer le sien à juste distance, aimable autant que haïssable (ou plutôt ni l'un, ni l'autre) et nous détourner ainsi de le juger pour nous proposer des tâches plus essentielles.

Moralité : quand on parle de soi, montrer de temps à autre un bon côté. On finit toujours par en trouver.


(Journal infime, 2001)









CARNET DU TRADUCTEUR


Pour sa Journée de printemps de mai 2000, l'association ATLAS me demande d'animer un atelier d'écriture sur le thème choisi pour ladite journée cette année-là : Traduire la ville. Je commence par lancer des questions :

Si la ville était une chose qui se mange ?

— Un œuf sur le plat : le centre et la banlieue qui s'étale autour.

— Un sandwich, un millefeuilles : un entassement d'étages et d'époques.

Excellentes réponses ! Voilà un groupe exceptionnel ! La seconde image surtout, la ville-palimpseste, tombe à pic. Je fais remarquer que la ville, comme l'a dit Lacan, est structurée comme un calembour : sous les pavés la plage, sous un mot d'autres mots. Or je souhaite justement commencer, en guise de décrassage neuronal, par une brève calembour-session. Car, souligné-je, le calembour n'a rien de vil ! (Un sourire au sixième rang.) Sa vertu pédagogique va de soi : en nous faisant jouer avec les mots, rire avec eux, il nous amène à les aimer, à les mieux connaître ; l'oreille s'aiguise, apprend à débusquer ce qui se cache sous un mot, soit pour éviter les échos malencontreux, soit au contraire pour s'en servir. Aimer les jeux de mots, pour un traducteur, c'est très bon signe.


Jeu (oral) sur les villes européennes :

— D'où ramène-t-on une bouteille ? — De Rome !

— Où met-on son drapeau ? — En Berne !

— D'où ramène-t-on une fourrure ? — D'Oslo !

Ça fuse. À peine le temps de poser les questions. Miracle du calembour : il détend et concentre à la fois.

— S'il fallait donner un titre à notre promenade ? — Escale à Hambourg ! Vannes-Lourdes ! On a Paris !


Autre échauffement : l'analyse du pouvoir d'un mot, qui passe par ses sonorités — son orthographe aussi éventuellement. (Pourquoi «vile» est-il pauvre, plat, vilain comme la bile, alors que «ville» scintille, pétille, s'envole sur ses deux «l» ?)

«Paris». Parure : cette ville, un bijou. Pari : on vient là tenter sa chance. Il y a tout dans ce mot : le singulier, le pluriel. L'ombre (la noirceur du a) et la lumière (l'éclat du i, pour finir). «Où fait-il clair même au cœur de la nuit ?» demande Aragon dans un poème sur Paris.


Restons dans notre bonne ville. Exercice de réécriture : faire passer un texte par i. J'ai choisi une scène parisienne connue de tous, tirée des Misérables : l'insurrection de 1832, la barricade, la mort de Gavroche, la fuite de Jean Valjean portant sur son dos Marius dans les égouts. Il faut raconter tout cela non pas avec la seule voyelle i (trop difficile !) mais avec un i dans une syllabe sur deux au moins. Nous arriverons à :

Fini de rire. Voici Paris l'irascible qui crie, qui maudit Louis-Philippe, qui brandit mille, dix-mille fusils. Rififi. La milice tire. Le titi périt. Le simili Christ, lui, saisit l'ami de la petite inanimé, s'immisce parmi les galeries qui irriguent la ville, humides, fétides, infinies, sinistre Styx, et se tire.

Epique ! Lyrique ! Sublime ! Merci Victor !

(On s'est permis d'élider les e muets, à juste titre, puisqu'on le ferait en lisant à haute voix : notre guide est toujours l'oreille avant l'œil.)


Et maintenant, le sandwich. Les tranches de pain sont les syllabes du mot Paris : on doit y glisser une phrase commençant par [pa] et finissant avec [ri], qui évoquera la ville en question.

Passage obligé des provinciaux qui s'en trouvent marris.

Pâté en croûte de culture avec garniture de faubourgs telle une ceinture de riz.

Pas pour longtemps, Tibéri !

Passion, aversion, les points de vue varient de Parangon des cités, toujours tu nous souris ! à Panaris...


Il serait bon maintenant de travailler sur l'immensité de la ville, sa complexité. L'idéal serait de faire écrire une phrase, la plus longue et labyrinthique possible, décrivant une déambulation urbaine, et qui passerait par plusieurs points obligés (par exemple, les vingt arrondissements de Paris). Je pratique cet exercice ailleurs, au DESS, sur deux séances ; impossible ici, faute de temps.

Travaillons du moins sur l'idée de parcours alternatifs, de réseaux. Les mots d'un texte étant les stations d'une ligne de métro (ou de bus...), faisons passer par ces points une autre ligne. On prend un poème de Queneau, dans Courir les rues :


Les colombins


Longtemps longtemps longtemps après que les pigeons auront disparu

on verra encore leurs chiures dans les rues

également dans mes poèmes

et les gens se demanderont quelle importance ça avait

les pigeons quoi c'était

quelque chose dans le genre de l'aurochs ou du ptérodactyle

du cœlacanthe ou du dodo

mais personne ne lira plus mes poèmes


On doit écrire avec les mots dudit poème un nouvel Exercice de style du même R.Q., en brodant sur l'anecdote autobussière bien connue.

Pas commodes à caser, les quatre animots de la fin ! Mais on a le droit de ruser. (La traduction, ruse perpétuelle. On est souvent au bord de la triche...) D'où ceci :


Longtemps, longtemps, longtemps, j'ai fait dodo debout dans le bus. Réveillé par un aurochs à cou de ptérodactyle (tu aurais vu le genre ! c'était quelque chose ! tout un poème !) qui m'a traité comme un pigeon ! comme une chiure ! Je te demande un peu !

(Que tu lises ça ou pas, quelle importance ?)

Après ça, rue du Havre, également, la même personne ! Quoi ! Encore ! Ces gens, c'est là quand tu les crois disparus !


C'est l'heure, déjà ! On n'a pas eu le temps de vraiment travailler là-dessus. Ni sur les autres exercices. Je me sens toujours tiraillé, dans ces ateliers, entre le souci de travailler en profondeur et celui d'éviter l'ennui. Aujourd'hui, pour faire un exercice de plus, pour donner du rythme à la séance, j'ai trop sacrifié, sans doute, le sérieux au profit du spectacle. Trop monopolisé la parole aux dépens de mes interlocuteurs. Ils ont ri poliment (quel groupe merveilleux !), mais n'ont-ils pas été vaguement frustrés, comme je l'eusse été à leur place ?


(Texte publié dans TransLittérature n°20, Hiver 2000)









LE POÈTE DE L'ANNÉE

Mìltos Sakhtoùris


L'ORANGER


Quel triste hiver, mon Dieu ! Quel triste hiver ! Un jupon orange est suspendu, un chiffon rose à poussière et il pleut. Un vieillard derrière la vitre regarde. Un arbre mort, une lumière allumée couleur d'orange. Un arbre avec des oranges plus loin. Et la fille renversée la tasse en morceaux et tous, mon Dieu, qui pleurent qui pleurent qui pleurent

Et après de l'argent de l'argent beaucoup d'argent

Quel triste hiver, mon Dieu ! Quel triste hiver, mon Dieu !

Quel triste hiver


*


Il pleut comme dans le précédent poème L'oranger

Une femme avec un miroir et des barbelés s'efforce

de retenir les années. Mais les années s'en vont

les barbelés s'enfoncent dans ses joues

les déchirent le sang coule

tandis qu'une main munie d'une craie furieusement va et vient

et teint ses cheveux en blanc




LA COLOMBE


La colombe allait passer par ici

on avait allumé des torches dans les rues

des gens veillaient dans les rangées d'arbres

des enfants tenaient des petits drapeaux

les heures passaient il s'est mis à pleuvoir

puis tout le ciel s'est assombri

l'éclair a murmuré quelques mots craintifs

et le cri s'est ouvert dans la bouche de l'homme


alors la blanche colombe aux dents féroces

comme un chien a hurlé dans la nuit


(Quand je vous parle)









CULTURE GÉNÉRALE

Savez-vous d'où viennent ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Une fois sorti de l'enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit on retrouve une nouvelle aurore.



2


Les vieux fous sont plus fous que les jeunes.



3


C'est mourir tous les jours que de vivre sans aimer rien.



4


Non, je n'aime pas le désordre ; mais ceux-ci m'exaspèrent qui crient : «Ne bougeons plus», quand personne encore n'est à sa place.



5


Prolétaires de tous les pays, je n'ai pas de conseils à vous donner.









BRÈVES


Quoi de neuf ce mois-ci, en plus des PAGES D'ÉCRITURE n°15 où nous sommes ? Un nouveau trip seventies au légendaire lycée de Brimeil («I love Jesus» dans ÉLÈVES) ; de nouvelles pages grecques dans ELLE, MA GRÈCE (Les Grecs et la religion) et MADE IN GREECE (la prose de Dimìtris Dimitriàdis, attention, brûlant !) ; une page de Pierre Autin-Grenier, notre INVITÉ DU MOIS ; un peu de publicité.


*


Planqué derrière la Toile, telle l'araignée, j'attends tranquillement mes proies. De temps à autre, par exemple, un ancien pote perdu de vue, qui tapant son nom sur Google, atterrit dans la liste de mes copains d'école... Michel Lepelley, Patrick Deroubaix, François Dralez, chers vieux, bienvenue ! Georges Buxin, ta sœur m'écrit que tu n'es plus de ce monde, j'aurais bien aimé te serrer la pince — tu te souviens de cette belle bagarre dans la cour de l'école, en avril 57 ?


*


Automne : déluge éditorial. Beaucoup de feuilles mortes, je le crains... Pourquoi cette effrayante fureur de publier, ce coup de chaud saisonnier que suivra la douche froide ?

Suite à l'hôtel Crystal d'Olivier Rolin, au Seuil ; Bardo or not Bardo d'Antoine Volodine, au Seuil ; Dernier amour de Christian Gailly, aux éditions de Minuit : ça c'est du tout bon, je les ai achetés, je les couve des yeux, les hume, les feuillette, je vais me régaler, mais quand trouverai-je le temps ? Voyons, messieurs, est-ce trop vous demander que d'étaler un peu vos parutions ?


*


Cela fait quarante-deux ans que Roger Nimier est mort, et vingt ans au moins que sa fille Marie Nimier écrit des livres. Elle aura dû attendre tout ce temps avant de parvenir, dans La reine du silence (Gallimard), à affronter l'image du père disparu. Un père aussi envahissant une fois mort que fuyant tant qu'il vécut.

Autant qu'un voyage dans le passé, ce livre est une aventure au présent ; travail du deuil, de l'écriture, tout cela se fond, c'est une marche en avant, une quête. Et si nous sommes embarqués dès le début, c'est que Marie Nimier a trouvé le ton, la juste distance. Ce père démissionnaire qui lui réserva, plus qu'à ses autres femmes encore, des trésors de négligence et de cruauté, il eût été facile de s'en venger, eh bien non : elle en fait un portrait sans complaisance, mais sans haine, parfois violent mais contrasté. Quel personnage de roman, le papa ! Brutal et fragile, charmeur et odieux, mûri trop vite et immature, brillant et pitoyable... On pourrait presque lui crier bravo, si dans ce livre si bien construit, si maîtrisé (mais souple d'allure, avec ses ruptures de ton, ses bouffées d'humour, ses coups de poignard soudains), ce livre très pudique somme toute, on ne sentait chaque page brûlée par la douleur de sa victime.


*


Vieil enfant, jeune mufle... C'était donc ça, le fameux Nimier ? Allons voir ses livres. J'avais lu de lui Les épées — aucun souvenir — et peut-être un autre roman, mais lequel ? J'ouvre Le hussard bleu : des troupes françaises entrent en Allemagne en 45 (l'auteur en était). Ce roman d'un jeune homme de 25 ans est éblouissant. Je l'ai abandonné au tiers, épuisé. Le côté couilles-en-sautoir, soudard-mais-raffiné (on cogne, on tue, on viole, mais on cause bien ! on aime la grande musique !), la goujaterie élevée au rang des beaux-arts (là, je le soupçonne d'en rajouter), les allusions racistes çà et là, comme d'autres lâchent un pet, non, pitié...

Surtout, c'est fou ce que ces hussards s'écoutent parler — l'auteur plus encore que ses créatures. On sent le jeune coq penché sur chacune de ses phrases, se disant : Il faut que je leur en mette plein la vue ! que j'aie l'air malin ! brillant ! désinvolte ! Il est tellement tout ça qu'on est accablé. D'autant que ses personnages — tu parles d'un romancier — ont presque tous la même voix. Forcément : cet homme est-il jamais sorti de lui-même ?

«Je craignais le ridicule et je déteste rire de moi», écrit-il. Une grande partie du problème est là, mon mignon.

(Dommage tout de même : ce que j'entends dire du panache, de l'insolence des Hussards, me met l'eau à la bouche, et leurs livres à tous les coups, avec leur élégance raide, leur cynisme de bazar, me déçoivent. Je voudrais, par exemple, aimer les romans du pauvre Blondin, mais qu'ils sont pâlichons à côté de ses flambantes chroniques pour le journal L'Équipe...)

Nimier père, dont l'œuvre a tant vieilli, restera-t-il dans nos mémoires comme personnage d'un bouquin de sa fille ? Sauvé des eaux de l'oubli par celle qu'à sa naissance, en humoriste délicat, il parlait de jeter dans la Seine ?


*


La bonne désinvolture, la vraie légèreté, je les ai trouvées dans les meilleures pages de Françoise Sagan, que certains associent aux Hussards en question, mais dont les livres, eux, sont restés bien frais. C'est qu'elle les a écrits pieds nus, et non en bottes puantes. Elle avait, outre son grand talent, l'art essentiel de ne pas se prendre au sérieux. J'admire ce qu'elle a fait de sa vie, son détachement amusé à l'égard des biens de ce monde — attitude que je trouve, en fin de compte, admirable et digne des Stoïciens. Elle ne s'est attachée qu'aux livres et à quelques personnes aimées. On a beaucoup glosé sur sa vie de patachon ; je crois que par-delà les apparences grossières, il faut citer presque tout de cette vie en exemple à la jeunesse.

Je dois à Françoise Sagan quelques sacrés bonheurs de lecture, à commencer par ce qu'elle a écrit d'elle-même, de ses amis, de ses livres : Avec mon meilleur souvenir (Folio), ...et toute ma sympathie (Pocket), le tout dernier, Derrière l'épaule... (Plon). Sa mort, quoique prévisible, m'a causé du chagrin. Dire que je ne l'ai jamais rencontrée, que je ne pourrai pas lui faire un bisou d'adieu !


*


Norbert Czarny, dans la Quinzaine littéraire, sur L'acrobate de Jacques Serena (Minuit) : «Sa façon de bâtir la phrase donne la sensation du déséquilibre qui met en danger l'acrobate. Cela tient parfois à l'absence de pronoms personnels ou de déterminants. Ou bien à des inversions du sujet qui ressemblant à des pirouettes. (...) Serena dont le jeu sur les rythmes renvoie plutôt à la syncope du rock, dans certaines de ses formes les plus extrêmes.» Un peu plus loin, cette remarque sur Gailly qui «place ses points au milieu des phrases comme Thelonious Monk plaque ses accords.»

Combien de critiques français vont-ils ainsi au cœur du sujet, au lieu de se contenter de raconter l'histoire et de la trouver «magnifiquement écrite» ?


*


Comme une image, d'Agnès Jaoui. Je m'attendais à voir une excellente comédie ; c'est mieux encore. J'ai été touché en profondeur. Le scénario, tout en observations aiguës finement ficelées ensemble, comme toujours chez Jaoui-Bacri, nous mène peu à peu vers cette question fondamentale : les autres autour de moi sont parfois nuls, d'accord, mais moi, suis-je vraiment meilleur(e) ? Peu de films et peu de livres nous tendent aussi bien le miroir, de façon aussi brillante et dure. Les deux auteurs-acteurs ne se sont pas épargnés, Jean-Pierre Bacri surtout, ce maso qui s'est écrit un rôle de macho flamboyant. On sort de là plein de compassion pour les mâles de l'histoire, presque tous pathétiques, et de tendresse pour les femmes, même les plus chiantes, comme l'émouvante jeune héroïne (Marilou Berry). Ainsi que pour les musiciens des deux sexes. Peut-on rêver vision du monde plus juste, et sympathique ?

Je ne m'attendais pas non plus à trouver là autant de musique : outre les répétitions de chanteurs et les airs sublimes qu'on entend, c'est le film tout entier qui est musique, déroulant un contrepoint savant où deux thèmes s'affrontent : enfer des relations humaines (nervosité, agressivité, incompréhension, variations subtiles et débordantes sur le même ostinato) et paradis de l'art, seul à même de racheter nos vies.

Ce film ambitieux a trouvé un large public ! Je sens que certains intellos, du coup, vont faire la fine bouche...


*


Ne regardant pas la télé, je lis Télérama pour savoir ce que je manque et — surtout — ce à quoi j'échappe. Précieux Télérama. Libre, exigeant, généreux — autant que faire se peut. Preuve de sa qualité : la haine violente que lui vouent les beaufs de la culture.

Pour choisir un film, je fais également confiance aux pages cinéma du Monde, bien meilleures à mon avis que celles des livres ; je ne manque pas non plus de consulter l'excellente revue des jésuites, Études. Que les bons pères me pardonnent si je saute la partie religieuse pour plonger dans la critique des films : depuis au moins quarante ans, la rubrique cinéma des Études est l'une des meilleures de la presse française, grâce en particulier à un formidable éveilleur : Jean Collet. Il n'écrit plus beaucoup, mais Charlotte Garson, Xavier Lardoux et Philippe Roger, eux aussi épatants, me font savoir tous les mois ce que je devrais aller voir.


*


Fin octobre, mon premier voyage aux États-Unis. Écrasé par l'ampleur de la tâche. Primo, rafistoler mon anglais délabré ; secundo, offrir aux Démocrates locaux un soutien moral qui pourrait bien ne pas suffire... Aïe l'angoisse d'ici le 2 novembre !


*


Le 19 novembre, à Saint-Etienne, lors du colloque organisé par le CIEREC de l'Université Jean-Monnet autour de l'œuvre de Jean Echenoz, je parlerai des temps verbaux dans les romans d'icelui. Le lendemain je serai à Saint-Nazaire pour la remise du prix Laure-Bataillon décerné à l'auteur (Vanghèlis Hadziyannìdis) et au traducteur (M.V.) du Miel des anges. Après quoi je ne bouge plus jusqu'à Noël.


*


En décembre, sur volkovitch.com, nous ferons la connaissance d'un médecin de campagne à l'ancienne, fan de Pie XII et expert en préhistoire ; nous écouterons le dernier Stravinsky et une tranche de rock alternatif ; nous passerons des subtilités de l'alexandrin en prose aux pages cataclysmiques de Georges Cheimonas, écrivain grec récemment disparu. Dominique Noguez nous offrira (j'espère) la page promise. Les pubs seront lamentables, comme d'hab.









HOROSCOPE


SAGITTAIRE du 23 novembre au 21 décembre

Les planètes, particulièrement capricieuses, vous poussent à la dispersion. Vous avez lu vos derniers livres trop vite. Relisez quelques passages attentivement. Les meilleures pages du livre qui vous est tombé des mains récemment étaient les dernières... Lisez jusqu'au bout, cochez les plus beaux passages. Pour choisir vos lectures, prenez conseil auprès de personnes différentes. Ceux des Sagittaires sont les plus précieux.

Vous habitez dans la banlieue nord-ouest ? Connaissez-vous la librairie Antipodes à Enghien, au 8, rue Robert Schuman (01 34 12 05 00) ? Chez Linda Cassou vous serez en de bonnes mains.


SAGITTAIRE
Dessin : Fei-Bi Chen.

*  *  *